Extrait du Journal officiel de la République française du 13 Janvier 1904
DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. HENRI WALLON
PRÉSIDENT D'AGE
SÉANCE DU SÉNAT DU 12 JANVIER 1904
LES DROITS DU SÉNAT EN MATIÈRE DE LOIS DE FINANCES
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PARIS
IMPRIMERIE DES JOURNAUX OFFICIELS
31, QUAI VOLTAIRE, 31
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Extrait du Journal officiel de la République française
du 13 Janvier 1904
DISCOURS
PRONONCÉ PAR
M. HENRI WALLON
PRÉSIDENT D'AGE
SEANCE DU SÉNAT DU 12 JANVIER 1904
Messieurs,
Trop souvent le doyen d'âge, en ouvrant la session ordinaire, doit commencer par une notice nécrologique. Nous avons perdu, le 8 de ce mois, l'honorable M. Turgis, sé­nateur du Calvados.
Et après un rapide exposé de la vie de M. Ihcrgis :
Mes chers collègues,
Les temps sont troubles et l'avenir in­quiétant.
Au jour de l'an, en recevant le corps di-, plomatique, M. le Président de la Répu-
blique s'est félicité de la paix assurée par l'accord des grandes puissances dans le monde : et toutefois il y a encore l'ordre à rétablir dans les provinces européennes de la Turquie; il y a, dans l'Extrême-Orient, des rivalités qui peuvent donner lieu aux plus graves complications. D'autre part, au cours de ces dernières années, M. le Prési­dent de la République, à l'occasion de ré­ceptions officielles en divers lieux, a exprimé le vœu qu'une paix non moins désirable, la pacification des esprits et des cœurs, réunît tous les Français.
Ce vœu, malheureusement, a été bien peu exaucé : car ce n'est pas la paix, c'est la guerre, la guerre la plus déplorable, la guerre religieuse qui règne en ce moment dans le pays ; et c'est le Gouvernement qui en a donné le signal (Réclamations sur plu­sieurs bancs. — Très bien! et applaudisse­ments à droite) : « Le catholicisme, voilà l'en­nemi » ! la loi des suspects redevenue loi existante; la masse des citoyens français tenue pour des rebelles (Nouvelles protesta­tions à gauche) ; un Gouvernement qui se dit « Gouvernement de défense républi­caine » mettant plus des trois quarts de la nation en dehors de la République, hors la loi ! (Mouvements en sens divers.) Mais ce n'est pas à cette place, ce n'est qu'à la tri-
bune, dans un débat contradictoire, qu'un pareil sujet peut être traité. (Très bien! très bien !)
Il y a un autre péril qui regarde plus particulièrement le Sénat : il s'agit de sa dignité, de son existence même ; il résulte du débat qui se renouvelle sans cesse à la Chambre des députés. Je me reprocherais si, dans ce discours, qui est sans doute un discours d'adieu (De toutes parts: Non! non!) je ne montrais, autant du moins que je suis en mesure de le savoir, combien les atta­ques dirigées contre ses droits sont con­traires à la Constitution.
L'article où nous fondons notre droit, le même précisément qu'on nous oppose, est l'article 8 de la loi constitutionnelle du 24 fé­vrier 1875 : .
«Art. 8. — Le Sénat a, concurremment avec la Chambre des députés, l'initiative et la confection des lois. Toutefois, les lois de finances doivent être, en premier lieu, pré­sentées à la Chambre des députés et votées par elle. »
La première partie consacre l'égalité des deux Chambres dans l'initiative et la con­fection des lois ; la seconde, en réservant aux députés l'initiative en matière de lois de finances, enlève-t-elle du même coup au Sénat le droit de les modifier?
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C'est ce que la Chambre des députés pré­tend contre toute évidence, puisque l'ar­ticle, avec l'initiative, ne lui ôte pas la con­fection de la loi. C'est pour y introduire ce refus — aveu qu'il n'y est pas I — qu'elle a surtout demandé la révision de la Constitu­tion. Le Sénat a consenti plusieurs fois à une révision partielle; jamais il n'a cédé sur l'article 8. Il est allé jusqu'à consentir que l'on fît sortir de cette loi constitutionnelle du 24 février les sept premiers articles, comprenant le nombre de ses membres, l'inamovibilité des soixante-quinze et la composition de ses collèges électoraux ; mais pour l'article 8, halte-là ! car il a com­pris que son existence en dépend.
Cet article a été, plus vivement que ja­mais, attaqué le mois dernier à la Chambre des députés : attaqué professionnellement. On a posé en droit — comme « un point qui n'est pas douteux »— que «le Sénat ne peut pas rétablir un crédit supprimé, ni relever un crédit diminué par la Chambre des dé­putés. » Le Sénat, il est vrai, ne s'est jamais abstenu de le faire. Mais on n'y veut voir qu'une espèce d'invitation à procéder à une seconde délibération « sous une forme, nous dit-on, qu'on pourrait souhaiter meilleure.»
Ce raisonnement n'a qu'un défaut : on y confond les crédits avec la loi dont ils ne
sont que les articles ; et, du reste, une loi de finances n'eût-elle qu'un seul article, le Sénat, à qui on l'apporte de la Chambre des députés, aurait toujours le droit de la reje­ter. S'il ne pouvait, ni la rejeter, ni la modi­fier, pourquoi la lui apporterait-on? Le Sénat, dans son interprétation et dans la pratique, n'excède donc pas son droit et n'empiète pas sur celui de la Chambre des députés.
Pour dissiper toute ombre de doute à cet égard et vous montrer combien la prétention de la Chambre des députés est insoute­nable, permettez-moi de vous raconter, en peu de mots, comment la loi sénatoriale a été faite et dans quel esprit ceux qui l'ont rédigée ont été amenés à partager le pouvoir législatif entre les deux Chambres.
La grande commission de l'Assemblée nationale, chargée de lui présenter le projet de constitution, y travaillait depuis long­temps et n'aboutissait pas ; il y venait des projets de toute part, ils s'y accumulaient, s'entre-choquaient, s'entre-détruisaient : la commission n'avait qu'à dresser par avance leur acte mortuaire. Il y en eut un pourtant qui retint plus particulièrement son atten­tion.
Après la démission de M. Thiers, l'Assem­blée nationale, en 1873, avait prorogé les
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pouvoirs du maréchal de Mac-Mahon, pour sept ans, par une loi qui avait force de loi constitutionnelle. Le provisoire pouvait durer autant. Un membre qui n'était d'aucun groupe crut que le provisoire pouvait nuire au relèvement de la France; qu'à ne pas vouloir nommer la République, qui était, on lui ôlait la responsabilité de son action ; et pour y remédier, sans toucher à la pré­rogative du maréchal, il fit, comme amen­dement à l'organisation des pouvoirs pu­blics, un projet qui se résumait en trois points : 1° un Président de la République, nommé pour sept ans, par les deux Cham­bres réunies ; 2° droit au Président de dis­soudre la Chambre des députés sur l'avis conforme du Sénat; 3° révision de la Cons­titution, révision totale ou partielle, selon qu'elle serait votée par décision distincte de chacune des deux Chambres.
Ce projet, sans plaire en tout à la com­mission, y eut meilleur accueil que les autres : il était loin d'ailleurs d'y réunir la majorité et dans l'Assemblée, l'article 1er, instituant un Président de la République, ne fut voté qu'aune voix de majorité ; — mais la question du provisoire était tranchée et les autres articles passèrent à des majorités croissantes.
On n'était qu'en première lecture : la ma-
jorité ordinaire de l'Assemblée, battue sur l'article 1er, prendrait-elle sa revanche dans la seconde lecture ? Et si elle parvenait à faire rejeter la loi, serait-elle assurée, de­puis si longtemps qu'elle travaillait, d'obte­nir mieux ?
Une chose d'ailleurs la séduisait dans ce qui avait été voté, c'était la révision à la simple majorité des membres vivants : la retrouverait-elle dans des conditions aussi larges? Et dans la dissolution de la Cham­bre, quel rôle considérable était attribué au Sénat!
Avant de rendre cette première loi défini­tive, il était bon de savoir ce que serait le Sénat. On résolut donc d'en ajourner la der nière lecture jusqu'après le vote de la loi sur l'organisation du Sénat, et la grande commission fit mettre le projet à l'ordre du jour. Mais, dès les premiers pas, il lui arriva malheur : un amendement, voté à l'impre­viste, faisait élire les sénateurs comme les députés, par le suffrage universel. — C'était la perte du projet.
L'ensemble fut rejeté, et la première loi tombait du même coup, si l'on ne trouvait un autre Sénat. C'est alors que ceux qui te­naient à la première loi eurent l'idée de s'adresser au groupe anonyme qui l'avait fait adopter. J'en faisais partie et c'est ainsi
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sur l'organisation du Sénat quand un mem­bre proposa de le faire nommer par le suf­frage universel comme la Chambre des députés : vote obtenu par surprise, que l'As­semblée se hâta d'annuler, en allant pré­cipitamment jusqu'au dernier article, pour rejeter le tout par un vote sur l'ensemble de la loi.
Les deux Chambres nommées distincte­ment par un même mode de scrutin, ce n'était pas deux Chambres, c'était une Chambre double ; et la seconde, sous le nom de Sénat, au lieu d'être un modérateur, aurait pu être un excitateur, en surenchéris­sant sur les largesses propres à gagner les suffrages.
On se résolut donc à donner au Sénat comme à la Chambre des députés le suf­frage universel; mais par deux modes diffé­rents, selon le rôle qu'ils auraient à rem­plir : mode direct pour les députés, indirect pour les sénateurs ; et j'ose dire que nos collèges électoraux, moins nombreux, mais formés d'hommes élus déjà, à d'autres titres, par leurs concitoyens, et représentant une circonscription plus étendue, n'ont pas moins de valeur.
Comment alors aurions-nous pu avoir la pensée de donner aux sénateurs, même en matière de finances, moins de droits que
que je puis vous renseigner à bon escient.
Ne perdons pas de vue ce point capital : dans l'Assemblée nationale de 1875, il n'y avait ni sénateurs, ni députés : nous étions tous des représentants du peuple, issus, au même titre, du suffrage universel, et le principe de la division du pouvoir législatif entre deux Chambres étant accepté, notre unique intérêt était de.faire équitablement à chacune sa part pour le plus grand bien du pays.
Si l'on avait voulu deux Chambres, c'était pourtant afin que l'une pût servir de contre­poids ou de contrôle à l'autre ; et il y avait eu au sein de la commission, ou sur les bancs de l'Assemblée, de très brillants pro­jets à cet égard, par exemple un Sénat élu par les grands corps de l'Etat : magistra­ture, armée, Institut, corps savants, cham­bres de commerce, etc.
Mais la Chambre des députés devait être, d'après un article déjà voté, élue par le suffrage universel. Qu'aurait-elle dit en cas de conflit? « Nous sommes la démocratie, vous l'aristocratie »; et les aristocrates auraient dû s'incliner, trop heureux de n'être pas envoyés à la lanterne.
Il fallait donc que le Sénat fût égal en autorité à la Chambre des députés, et on l'avait compris dans la première discussion
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faut-il pas garantir les intérêts de la propriété, dont le Sénat doit être le gardien tutélaire, contre une répartition arbitraire des charges publiques, qui pour­raient être le signal d'une révolution so­ciale? » (Annales de l'Assemblée nationale, t. 34, p. 478.) Et dans la séance du 23 février notre article 8 ne provoqua aucune de­mande d'explication, tant le sens en était clair pour tout le monde ! Personne ne ré­clama la parole ; il fut voté sans débat.
La loi du 24 février a donc fait à la Cham­bre des députés un avantage considérable en lui conférant la priorité du vote dans les lois de finances. N'est-ce pas l'évidence même quand il s'agit du budget ? Et com­ment, en réservant aux députés cette initia­tive, aurait-on pu refuser, du même coup, aux sénateurs l'égalité dans la confection de la loi ? C'eût été de la part de l'Assemblée nationale une iniquité, un non-sens inqua­lifiable. Ce n'était pas trop que de leur laisser, comme dans toute autre loi, le droit de modifier, en plus ou en moins, aussi bien que de rejeter le projet tout entier. Si son vote ne pouvait avoir d'autre signification que d'inviter la Chambre des députés à une autre délibération, qu'avait-on besoin du Sénat? Le conseil d'Etat, composé d'hommes d'élite, nommés par le pouvoir
n'en devaient avoir les députés ? Cela eût été absolument en contradiction avec le plan que l'on avait conçu en créant les deux Chambres.
La Chambre des députés a légalement vingt-cinq ans ; elle a l'entraînement de la jeunesse. Le Sénat en à quarante — ou plus; — il représente la maturité dans le Parlement.
S'il peut y avoir trop d'entrain d'un côté, il faut qu'il y ait, de l'autre, un modérateur d'autant plus énergique; plus l'impulsion est grande, plus le frein doit être fort, sans quoi — le club de l'Automobile nous le dira — on est entraîné aux abîmes.
En matière de finances bien moins assuré­ment qu'en toute autre matière, le pouvoir législatif du Sénat ne doit être inférieur au pouvoir de la Chambre des députés. La grande commission du Sénat l'avait pensé et dit avant nous. L'article 8 de notre propo­sition reproduisait au fond l'article 12 de son projet; et M. Antonin Lefèvre-Pontalis, dans le rapport de cette commission, avait démontré la nécessité de donner une auto­rité égale au Sénat et à la Chambre des dé­putés sur ce point spécial : « N'y a-t-il pas, disait-il, dans les lois de finances des dispositions législatives qui pourraient désorganiser d'importants services? Ne
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a toujours l'ait ce qu'il a pu, et beaucoup cédé, pour maintenir cet accord qui est la condition essentielle, du régime parlemen­taire. Mais il ne peut pas céder son droit d'égalité sans abdiquer et cesser d'être.
Quant à la Chambre des députés, jusqu'où ne serait-elle pas entraînée, si elle obéis­sait à la voix de ceux qui, dans son sein même, se proclament révolutionnaires? Ce n'est pas seulement l'article 8 de la loi du 24 février, c'est la loi constitu­tionnelle du 25 février, relative à l'or­ganisation des pouvoirs publics, qui serait à reviser : l'article 1er sur les deux Chambres, l'article 2 sur l'élection du Pré­sident de la République et sur la durée de ses pouvoirs, l'article 3 sur ses pouvoirs, égaux, ou peu s'en faut, aux pouvoirs d'un roi constitutionnel.
On ne doit pas se le dissimuler, la ten­dance du groupe qui est en minorité, mais qui trop souvent domine la Chambre des députés, est de lui assurer l'omnipotence, d'en faire la Chambre unique par la sup­pression du Sénat et même du Président de la République, personnage dont M. Grévy, avant son élection, disait même qu'oji pou­vait se passer.
Pensez-y bien, messieurs, gardez ferme­ment les pouvoirs que la Constitution vous
exécutif, mais révocables seulement dans des conditions qui assurent leur indépen­dance, aurait pu suffire.
Il y a, je le sais, un cas où le conflit entre les deux Chambres peut devenir embarras­sant, c'est dans le vote du budget. Dans tous les autres cas, la chose est simple : si l'ac­cord ne se fait pas, la loi tombe ; on reste dans le statu quo. Mais le budget n'est voté que pour un an, et il faut qu'il soit voté chaque année; s'il ne l'a pas été avant la clôture de l'exercice, nulle redevance ne peut plus être perçue par l'Etat, toute la machine est arrêtée : rien ne va plus. Si le conflit a persisté, qui décidera, les deux Chambres étant égales? Y a-t-il une lacune dans la Constitution? La loi aurait-elle dû attribuer la décision à l'une plutôt qu'à l'autre? Elle ne l'a pas fait et elle n'a pas pu le faire, à moins de suppri­mer expressément l'égalité des droits qu'elle a inscrite dans l'article 8.
Sous le régime de l'égalité, la loi étant impuissante, c'est la raison et l'on peut dire le droit commun qui doit décider. Ce qui est raisonnable c'est que la partie qui a proposé ou soutenu l'innovation cède à l'autre. On peut, sans faire tort à personne, se mettre d'accord sur ce principe-là.
Le Sénat peut se rendre témoignage qu'il
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a confiés, afin d'être en état de retenir la République sur la pente où elle est si dan­gereusement engagée.
Que votre patriotisme s'inspire du sou­venir de cette simple fille de paysan : Jeanne d'Arc, en l'honneur de laquelle vous avez voté une fête nationale, et dont l'Eglise, au jour anniversaire de sa naissance, vient de proclamer les vertus héroïques, dernier de­gré avant la béatification.
Prenez-la hardiment pour patronne, et que Dieu sauve encore la France! (Très bien! très bien! — AppLaudissements.)
Paris.—Imp. des Journaux offl.clels,ZU quai Voltaire.