LA
DEMOLITION
DES RUINES
DES TUILERIES
DISCOURS
PRONONCÉ AU SÉNAT
dans la séance du mardi 27 juin 1882
PAR
M. H. WALLON
PARIS
IMPRIMERIE DU JOURNAL OFFICIEL, Quai Voltaire, 31
1882
LA
DÉMOLITION DES RUINES DES TUILERIES
DISCOURS
PRONONCÉ AU SÉNAT
dans la Séance du mardi-27 juin 1882
M. H. WALLON
Messieurs,
Il y a un reproche contre lequel il serait temps, je crois, de nous mettre en garde, c'est que nous savons très bien démolir, mais que nous ne savons pas édifier.
Voix à droite. C'est évident !
M. Wallon. Nous sommes en train, à l'heure qu'il est, de démolir un peu beaucoup de grandes choses. (C'est vrai l —Très bien ! sur les mêmes bancs)... le mariage, le serment, la magistrature...
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Plusieurs sénateurs adroite. Et l'armée !..
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mune. (Murmures à gauche. — Très bien ! très bien ! à droite.)
Il y a un autre monument qui fera l'hon­neur de l'architecture française au dix-neuvième siècle, un monument qui rivalisera avec nos deux grands monuments du moyen âge et des temps modernes, avec Notre-Dame et le Pan­théon, c'est l'église dont on peut admirer déjà la vaste crypte à demi construite sur les Buttes-Montmartre. (Très bien l très bien ! à droite.) A peine est-elle sortie de terre, que quarante ou cinquante députés demandent de la détruire.
Pour les ruines des Tuileries, elles ont déjà leur histoire. Il s'agissait d'abord de restaurer le palais ; c'était l'objet de la proposition dont l'honorable M. Monnet a été le rapporteur en 1875; l'objet du projet de loi présenté par l'honorable M. de Freycinet, alors minis­tre des travaux publics.
Pais la restauration ayant été reconnue im­possible, on s'est résigné à démolir sauf à re­construire. C'était l'objet du projet de loi qui a été adopté par le Sénat même. Démolir et reconstruire sur le plan de l'ancien édifice de Philibert Delorme, voilà ce que le Sénat a adopté.
M. Wallon ... Pour des raisons que l'on verra plus tard, on avait éprouvé le besoin de réorganiser la magistrature. La Gbambre et le (Gouvernement se trouvant divisés sur la base de cette réorganisation, on propose provisoi­rement de la détruire (Trè3 bien ! très bien ! à droite), sauf à la reconstruire plus tard. C'est précisément ce que demande votre projet de loi à propos des Tuileries. (Nouvelles marques d'approbation sur les mêmes baucs.)
Il y a aujourd'hui, messieurs, une vérita­ble rage de démolition...
M. Buffet. C'est cela !
M. Wallon ...Et il ne s'agit pas seulement d'enlever des ruines...
M. Buffet. Mais d'en faire !
M. Wallon. Il y a à Paris un monument de petite dimension, mais d'un9 beauté achevée, car rien n'est beau comme la parfaite conve­nance du caractère de l'architecture avec la destination de l'édifice, c'est la chapelle expia­toire ... On demande de la démolir. (Excla­mations à droite).
C'est l'exécution d'un décret de la Gom-
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se relever après ses malheurs, mais raser pu­rement et simplement des ruines qui ont un caractère historique, qui ont une valeur artis­tique, c'est d'un peuple barbare. (Très bien ! très bien ! à droite.)
Est- ce qu'à Rome, par exemple, on a ja­mais songé à déblayer la ville des ruines qui la remplissent?
Est-ce qu'on propose aujourd'hui de com­bler le Forum... (Exclamations à gauche. — Très bien! à droite.) ...qui forme un si grand obstacle à la circulation entre les deux parties de la ville ?
Est-ce qu'au contraire, on ne continue pas les fouilles, sauf à rendre cette gêne plus grande encore? Est-ce qu'on parle de détruire le Colisée?
On a, sans doute, jadis entamé le Colisée, on a commencé à le détruire... (Bruit à gau­che. — Attendez le silence ! à droite.) ...Maïs c'était dans des temps barbares et par un acte barbare.
Michel-Ange n'a pas demandé, pour con­struire une église, qu'on le débarrassât des ruines des Thermes de Dioclétien ; il en a pris une salle et en a fait une des plus grandes églises de Rome après St-Pierre.
La Chambre des députés, de ces deux choses, n'en a voté qu'une seule, la démoli­tion, supprimant le reste.
M. Mayran. Elle ne fait que cela 1
M. Wallon. C'est cette suppression pure et simple que votre commission, messieurs, vous propose aujourd'hui, sous la réserve, il est vrai, d'une promesse de M. le minis­tre de l'instruction publique et des beaux-arts, qui s'engage à vous présenter un projet de reconstruction à bref délai, Mais, 6i ce pro­jet doit être présenté à si bref délai, pourquoi la loi actuelle, qui encourt précisément ce re­proche de démolir et de ne savoir pas rebâtir ? (Très bien ! très bien ! à droite.)
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Et après que les deux Chambres auront été d'accord pour démolir, le seront-elles encore pour réédifier? Il faut donc maintenir les deux choses dans la même loi, afin de rester maî­tre ou de rebâtir le monument ou de con­server ses ruines.
Si, en effet, il y avait quelque difficulté pour reconstruire le monument, je crois que nous devrions conserver les ruines. (Murmures à gauche. — Oui ! oui ! à droite.)
Rebâtir, messieurs, est d'un peuple qui sait
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Et nous aussi, nous ne supprimons pas nos ruines. Personne ne proposera de détruire les arènes de Nîmes ou l'amphithéâtre d'Ar­les. Nous conservons les ruines du moyen âge aussi bien que celles de l'anti­quité. Nous conservons les, îuines de Ju° mièges. Et les particuliers rivalisent à cet égard avec l'Etat lui-même. Le propriétaire de l'abbaye de Valmont garde religieusement dans son parc les restes de l'ancienne église, cette nef à jour d'une architecture si légère et si belle.
M. Jules Ferry, ministre de Vinstrucllon •publique et des beaux-arts. Vous pouvez même parler des Thermes de Julien !
M. Wallon. Nous pourrions aussi parler des ruines des Thermes de Julien.
Nous ne supprimons donc pas nos ruines, et quant à ceux qui détruisent dans leurs propriétés des monuments conservant encore un caractère artistique, nous les appelons des barbares ! (Très bien 1 à droite.)
Vous voulez, messieurs, détruire en pro­mettant de rebâtir. Quand rebâtirez-vous ? Bientôt, dites-vous. Je le souhaiterais, mais je n'en sais rien. Jusque-là je demande qu'on
garde les ruines des Tuileries, car ces rui­nes ont leur beauté. (Exclamations ironiques à gauche. —• Très bien 1 très bien ! à droite.)
Je me rappellerai toujours l'impression que j'éprouvai quand, après la Commune, je re­passai pour la première fois les guichets du Carrousel : impression douloureuse, sans doute; mais je restai frappé de la grandeur de ces ruines ! Cette longue ligne de faîtes me pa­raissait en quelque sorte plus imposante, déga­gée de la lourde coupole qui surchargeait le pavillon de l'Horloge. (Interruptions à gauche.)
Aujourd'hui, on n'en pourrait juger facile­ment avec ces baraques qui encombrent la place du Carrousel adroite et à gauche; mais, lorsque les services de la ville de Paris et du ministère de3 postes permettront de débar­rasser la place, vous pourrez voir combien ces ruines ont encore un caractère imposant. Je crois donc que, jusqu'à ce que l'on reconstruise autre chose, on doit conserver ce qui est ; et la commission elle-même a donné un argu­ment puissant en faveur de cette conclusion. La commission reconnaît qu'il faut quelque chose à la place des Tuileries, qu'une con­struction est indispensable pour masquer le défaut de parallélisme du Louvre.
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qu'un seul : il se lit au commencement du rapport :
t Depuis plus de dix ans les ruines des Tuileries déshonorent l'aspect de la capitale. (Rumeurs à droite.)
un sénateur à gauche. L'attristent.
M. le comte de Tréveneuc. C'est la Commune qu'elles déshonorent. (Très bien ! à droite.)
M. Wallon. Déshonorent I Je ne vois de déshonneur que pour cette Commune...
A droite. Très bien 1 très bien !
M. Wallon... pour cette Commune qui a démoli la maison de M. Thiers, qui a renversé la colonne Vendôme, qui a brûlé les Tuileries, ce siège de la souveraineté nationale, sous la Convention comme sous la monarchie, qui a incendié l'Hôtel-de-Ville, ce palais du peuple, qui a brû'é le Louvre : car elle a mis aussi le feu au Louvre et il n'a pas tenu à elle qu'elle n'ait anéanti dans les flammes cette magnifi­que collection que l'Europe nous envie, ce dé­pôt sacré de l'art ancien et moderne dont nous avons la garde. Cela est un crime, non seule­ment contre la patrie, mais contre la civilisa-
Il y a d'autres raisons encore. Les ruines des Tuileries, telles qu'elles sont aujourd'hui, sont un trait d'union nécessaire entre les extrémi­tés de ces deux grands bras que le Louvre pousserait sans cela dans le vide.
Placez-vous d'un autre côté, du côté de l'a­venue des Champs-Elysées, c'est encore une ligne d'arrêté, une terminaison en quelque sorte indispensable pour cette belle perspec­tive qu'on a lorsqu'on porte son regard du pied de l'Arc de Triomphe de l'Etoile vers les Tuile­ries. Je le répète donc: en attendant qu'on re­construise, il faut garder ces ruines, et jusque-là personne n'aura le droit de s'en plaindre : car malgré les ravages du feu on peut y voir, y admirer le plan et même des détails de décoration extérieure d'un grand palais du seizième siècle. C'est une chose qui peut en­core mériter l'attention du visiteur étranger amateur de monuments et faire l'objet des études des élèves architectes de l'école des beaux-arts.
Quand il y a tant de raisons pour garder provisoirement au moins ces ruines, quel mo­tif a-t-on pour se montrer si impatient de les faire disparaître? Je n'en trouve absolument
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et qu'on les remplace par une construction analogue.
Ce que je réclame, c'est qu'on ne mette pas à les enlever un empressement qui pourrait avoir une signification fâcheuse et, je le re­connais, fausse. Ce que je demande, c'est que le projet de reconstruction et le projet de dé­molition ne fassent qu'un seul projet, et je vous propose jusque-là d'ajourner la loi. (Très bien ! très bien ! à droite.)
tion, et contre le genre humain. (Très bien 1 très bien ! à droite.)
t L'on se demande avec étonnement, con­tinue la commission, pourquoi l'on a hésité si longtemps à faire disparaître ces vestiges af­fligeants et ce triste spectacle.... » Vestiges affligeants ?... Auriez-vous peur de chagriner ceux qui ont fait ces ruines ?... (Exclamations à gauche.) Non, assurément ; vous n'avez rien de pareil à craindre, car cela ne les af­flige pas beaucoup ; ils s'en vantent, au con-uaire; ils s'en glorifient dans leurs journaux et dans leurs réunions publiques, disant bien haut avec une eutière impunité qu'à la pre­mière occasion ils recommenceront. (Appro­bation à droite. ) Oui, cela est affligeant pour vous, pour nous... ( Oui ! oui ! sur divers bancs.) Je le reconnais. Triste spectacle, j'en conviens, mais spectacle salutaire; car, à voir comme les choses passent vite de la mémoire, il y aurait quelque profit à garder sous les yeux ces témoins muets du passé, qui peut-être en retiendraient les enseignements. (Nou­velles marques d'approbation à droite.)
Je ne demande pas, cependant, messieurs, que l'on conserve indéfiniment ces ruines.
Non, j'admets très bien qu'on les supprime
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