OBSERVATIONS
SUR UNE INSCRIPTION
RELATIVE A DES ESCLAVES FUGITIFS, TROUVÉE DANS L'ACROPOLE D'ATHÈNES.
extrait des memoires de l'academie des inscriptions et belles-lettres,
tome xix, 2e partie.
OBSERVATIONS
SUR UNE INSCRIPTION
RELATIVE A DES ESCLAVES FUGITIFS,
TROUVÉE DANS L'ACROPOLE D'ATHÈNES, PAR M. H. WALLON.
PARIS.
IMPRIMERIE NATIONALE.
M DCGG LU.
OBSERVATIONS
SUR. UNE INSCRIPTION
RELATIVE A DES ESCLAVES FUGITIFS,
TROUVÉE DANS L'ACROPOLE D'ATHÈNES.
Parmi les inscriptions récemment découvertes en Attique et publiées, soit par le Journal archéologique d'Athènes, soit par M. Curtius (Inscriptiones Atticœ nuper repertœ, 1843), il en est une qu'on a trouvée dans l'Acropole, près del'Erechtheion. Cette inscription, tracée d'une main rapide et souvent incor­recte, en caractères qui ont para être du temps d'Alexandre1, se composait de deux colonnes au moins, dont l'une est presque entièrement détruite et l'autre mutilée aussi, principalement dans le haut et dans le bas de la pierre. Voici, sauf de légères variantes, comment elle a été donnée et restituée par M. Curtius.
1 Litteratura est quali Alexandri tem- erpro^.Caeterumlapidemfestinanteralque
poribus ulebantur Athenienses; hue enim negligenter inscriplum esse probant vitia
pertinent prœter litterarum parvitatem quae in ea multa sunt. (Curtius, Inscript.
0—0—£2 elementa caeteris breviora. Ne- att. nuper repertœ, tit. VII. ) que alienum est abhac asiate quod bis terve
Observ. snr une inscr. grecque. 2
— 6 —
tituli fragmentum litteris admodum parvis marmori insgriptum, prope eregtheum
repertum. (&<pep. Ap^. 12k. Curtis, Inscr. Att nuper repertm, tit. VII.)
[() Ssivol amo($v\y\i)v tov Setva -]ov (piotX[yi c/laOfibv H. O SeTvot] iv KoXXv^to) oixoov, <kTTo(pvycov~\ l&TSOKhs [a - fyictkri c/loi6fx]bv H.
5. S&Nr/as [xdnrfkos A7^oomxrj?]icri oixwv, d7ro(fi[vy<i)v]... ,-iov, TtfiapxtSrjp TL[vcovv[xea (puxXr)] a1a8[ibv H.
l o. Uspar-] v oixoucra, aivo^vyov^aoL tov SeTva] Pafivovcrtov xai xotvb[v epavicrl&v (p~\iaLkri alaOfxbv H.
Hpa[xX?-eV) IIs*pa oix&v, ctmotyvywv M-[e/^] Usipoi oIkovvtcl (pictkn <j1ol6[(xov H.] l 5. ^GozrjpU Akwrrexficri olxovcra \xcL7irfki^$yoLTTo(pvyov(TCt ^coalpotTOv Ep[[xst]ov Tt(jL<xp%iSrjv YiCojvvfxia (pict'Xrj or[T\a6(ibv H.
___________--- — 7 — • jgfe
a-uey-bv [H].
20. II>i'i'j'a£fznÊ<paoixoc(Ta, dnoCpvyovaa Aalvrofiov ê^Oïov(ptd/\tj (/la.Bfj.bvii.
~2uvém sv KeiptaStSv oïxovaa. âTiofy\yy\ovaa NixôSynov Aeuxovoe'a xai xoï[v]ov èpavialûv (pid'Xy alaBubv H.
2 5. [M]ai>>7S Q>oCkr)ps oixwv yswpyôe [a7r] o(pvyeH)v ^ixiavÙXvvOiov (ptakr) a\1aff\ fxbv H.
Uvpptas êf MeA[/]t)7 o[lxù>v] xdTtri"kos, ànotyvywv Ayad-[s(i MsXj't])? oîxovvtol <pid\y) a[U0(j.bvE].
—os èv [SiX.a.[i~\£coviS[cov oixwv ànotyuyàv tbv Ss7va (ptdXy alaBubv H.]
Nous en donnons la traduction :
Un tel. . . ayant fui un tel. . ., une phiale du poids de 100 drachmes. Un tel habitant Koilyte, ayant fui Étéocle. . ., une phiale du poids de 100 drachmes.
Sosias, tavernier, habitant Alopèce, ayant fui. . ., et Timarchide d'Évo-nyme, une phiale du poids de 100 drachmes.
Perséis, habitant. . ., ayant fui un tel de Rhamnonte et l'association des éranistes, une phiale du poids de 100 drachmes.
Héraclion, habitant le Pirée, ayant fui M. . ., habitant le Pirée, une phiale du poids de 100 drachmes.
Sotéris, habitant Alopèce, tavernière, ayant fui Sostrate d'Hermos et Ti­marchide d'Évonyme, une phiale du poids de 100 drachmes.
Eutychis, tavernière, ayant fui Sostrate et Mnésistrate d'Alopèce, une phiale du poids de 100 drachmes.
Plinna, habitant le Pirée, ayant fui Astynome d'OEon, une phiale du poids de 100 drachmes.
Synète, habitant les Ciriades, ayant fui Nicodème de Leuconoé et l'as­sociation des éranistes, une phiale du poids de ioo drachmes.
Manès, habitant Phalère, cultivateur, ayant fui Nicias d'Olynthe, une phiale du poids de 100 drachmes.
Pyrrhias, habitant Mélite, tavernier, ayant fui Agath..., habitant Mérite, une phiale du poids de 100 drachmes.
Un tel, habitant les Scambonides, ayant fui un tel, une phiale du poids de 100 drachmes.
À
Cette dernière ligne est déjà fort tronquée. La seconde colonne n'a plus de quoi fournir matière à une restitution vraiment sérieuse. Quelques syllabes mutilées où l'on retrouve les traces des mots &iuoÇ>vyc6v, (pttxkri, al<xd(x6v (1. 2, 5, 7, 8, 11 et i3), montrent seulement qu'elle renfermait les mêmes détails, avec des différences dans les noms.
Pour la ramènera sa formule la plus générale, l'inscription est, comme on le voit, une liste d'anciens esclaves dont on in­dique le domicile en Attique, et parfois la profession; ils ont fui tel maître de tel bourg ou de tel pays, et font l'offrande uniforme d'une phiale du poids de 100 drachmes, (ptdXri &lccd(xdv H.
Il y aurait dans cette inscription plus d'un détail à relever, soit quant aux personnes des serviteurs ou des maîtres, soit quant à l'objet de l'offrande. Ainsi, les noms des donateurs nous présentent en quelques lignes un tableau presque com­plet des différents genres de noms serviles : noms barbares ou demi-grecs (Plinna, Sosias, Manès, ces deux derniers si com­muns au théâtre), noms tirés de quelque qualité, soit physique (Pyrrhias, le roux), soit morale (Synète, la prudente); noms de favorable augure, dont on usait volontiers comme pour appeler chez soi le salut et la fortune (Soteris, Eutychis); noms illustres, empruntés au patronage des héros et des dieux (Per-séis, Héraclion).
Quant aux personnes mêmes des serviteurs, on trouve, sur onze cas restés lisibles, cinq femmes; ce qui confirmerait ce que nous avons eu l'occasion d'établir ailleurs1: que les femmes n'étaient pas beaucoup moins nombreuses que les hommes dans les divers détails du service privé, — à moins de dire qu'elles étaient, par nature, beaucoup plus souvent fugitives2.
1 Hist. de l'esclavage dans l'antiq. 1.1, p. 23g. 2 Elles étaient, selon toute apparence,
Les maîtres eux-mêmes sont, l'un étranger (Olynthien, 1. 26), les autres, simples résidents (au Pirée, à Mélite, 1. i3 et 29), ou pour la plupart citoyens de tel ou tel dème1. Quelque­fois, l'esclave est dit s'être soustrait, et par conséquent avoir appartenu à plusieurs maîtres2. Cette possession commune devait le plus souvent dériver d'une succession encore indivise, et par suite n'être pas de longue durée. Cependant, elle pou­vait aussi résulter d'un achat fait en commun. H y a dans les orateurs plus d'un exemple de cette sorte de marché ayant pour objet des femmes. Dans le relâchement des liens de la famille antique, dans cette dépravation plus habituelle encore aux grandes villes de commerce, telles qu'Athènes ou Corinthe, deux citoyens se cotisaient parfois pour louer ou pour acheter une femme en commun. Ainsi, Néère, élevée par Nicarète avec cinq ou six autres petites filles achetées ou ravies comme elle pour cet odieux trafic, avait été louée d'abord à deux citoyens, puis vendue à deux autres, qui plus tard lui revendirent une liberté dont elle n'usa pas mieux 3. Ainsi encore Lysias, dans la défense d'un citoyen accusé d'avoir blessé avec préméditation un copartageant de cette espèce, demandait aux juges s'il était probable qu'on pût se laisser aller à ces violences pour une femme dont le plaignant aurait pu disposer sans conteste, en rendant à son associé la part du prix qu'elle leur avait coûté'1.
1 In Atiica Athenienses ex demis denomi-nantur. (Bœckh, Corp, inscr. t. I, p. 36o.)
2 L. 8, iA, 17, 22.
3 .......xarartôésuTiv ainfjs xip.y)v rptâ-
xovtcl p.vâs rov aojpuxTOs ty} NixctpéTYj xal Cûvovvrat aiiTrjv tsap' avtrjs vàp.03 'vrôXeojs xadâna^ abx&v hovkrjv sïvat. (Dem. c. Neœr. p. i354.)
' Ilepi Tpavp.aTOs èx irpovoiâs, p. 172-i73.
3
beaucoup plus souvent que les hommes rendues à la liberté par l'affranchissement. Dans les inscriptious de Delphes publiées par M. Curtius (Anecdota Deïpkica), on trouve, sur quarante-quatre affranchisse­ments, vingt-sept femmes et dix-sept hommes; la proportion est de 38 à 20 dans les inscriptions recueillies par M. le Bas, Voyage archéologique en Grèce et en Asie Mineure, nos 898-962.
Observ. sur une inscr. grecque.
10
Les difficultés qui pouvaient naître de semblables marchés avaient en effet, pour se résoudre, les voies civiles, comme Démosthène le montrait dans la suite de l'histoire de Néère. On nommait des arbitres qui, réunis dans quelque lieu sacré, décidaient que la femme appartiendrait à chacun des deux maîtres de deux jours l'un, ou autrement s'ils le préféraient; et ces magistrats officieux, comme pour mieux surveiller l'exé­cution de leur jugement, allaient alternativement souper chez l'unetchezi'autre, selon qu'ils savaient y trouver l'objet dulitige1.
Sans vouloir trop étendre l'application d'un semblable droit, nous devons noter pourtant que ce sont des femmes aussi qui, dans notre inscription, sont tout spécialement l'objet de cette possession commune : « Sotéris, tenant taverne à Alopèce, ayant fui Sostrate et Timarchide;—Eutychis, tavernière, ayant fui Sostrate et Mnésistrate. » Cette profession fort équivoque des fugitives devenues libres semble rendre moins téméraire l'in­jure que nous faisons à leur mémoire, en les rapprochant de Néère2. Les deux autres femmes ont appartenu en même temps à un maître et à une association, l'association des éranistes, to Koivbv twv èpavurlœv, association mentionnée en toutes lettres dans un cas et substituée dans l'autre par M. Cur-tius, avec assez de vraisemblance3. Que sont ces éranistes? Uéranos, ainsi que l'a montré Coraï dans une note sur Théo-
1 Ûs S' œnaXkayp.évoi r)aa.v oi ■aapàvrss èxarépci) èiri tyj hiaiTï} xcd rois Tspâyp/xcriv, oïov, 6lp.ni, (pikeï yiyvsaOai èxàdloTS, &k-Xcos ts xal Tsepi éralpas ovctyjs axjtoïs tyjs hiafiopàs,. siri hsÏTivov frsaav ws èxâTspov atvTÔJv, ôttôts xal Néxipctv éypisv, xal avrij (Tvvehsiirvet xal avvsTrivev, œs sralpa ovoa. (Dem. c. Neœr. p. i36o-i36i,)
' Chez les chrétiens, le métier de xâ-itïjkos fut regardé comme tellement vil,
qu'il était défendu à l'évêque d'accueillir l'offrande de ceux qui l'exerçaient. (Cons­ul apost. IV, 6, t. I, p. 294. Ce recueil apocryphe, où personne ne chercherait les lois des apôtres, contient néanmoins des données applicables au temps où il a été composé.)
3 D'autres associations figurent quel­quefois dans les inscriptions : celle des ar­tisans de Bacchus, rà xoivbv twv -rsepï rov
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phraste était principalement : i° un repas donné, soit à frais communs, soit à tour de rôle, comme dit Hésychius, ij dvà {xépos Seinvov rj èx (jvfxGo'krjs Ssittvov2; et c'est comme d'un repas qu'il en est question dans Homère :
liiâs Si as XP?<v> YiihaTtlvri rje yctfxos, èirsï ovx 'épavos taSé y' êaltv3;
une cotisation ayant pour objet de venir en aide à quelque ami malheureux : et tel est le sens où le mot est pris par le poëte Aristophane'1, et par Démosthène, qui aime tant à y faire allusion dans ses discours5. Ces deux sortes de contri­bution avaient quelquefois un caractère plus durable. S'agis­sait-il du soulagement de la misère, on y pouvait concourir, non pas seulement par un sentiment de commisération pour telle infortune présente, mais encore dans une pensée de pré­voyance, pour subvenir aux nécessités éventuelles des membres de l'association6. Dans l'autre cas, on pouvait se cotiser aussi,
inscriptions de l'Attique du temps de l'em­pire : l'une du règne de Claude (Bœckh, n° 267), l'autre du temps des Antonins (n° 126).
1 Théophr. Car. I.
2 Hésych. s. v.; cf. Pollux, VI, 7.
3 Hom. Od.ï, 226. C'est une allusion aux orgies des amants de Pénélope; et l'on voit que le poëte distingue Y épavos des festins de noces ou d'apparat. (Cf. XI, 4i4, et Eustath, in Iliad. p. io85, /»8, et in Od. p. 1A12, 63.)
4 Aristoph. Acharn. v. 581. Le mot a le sens plus général de contribution pu­blique clans Lysistrale, v. 613-616.
5 Dem. c. Neœr, p. 1354. (Cf. lettre sur les enfants de Lycurgue, p. 1484,1.2, etc. ) ; c.Aristog. p. 776, etc. (Cf. Harpocr., s. v. lYkrjpcoryjs et Èpavélovrss.)
" Bœckh, Economie politique, II, xvn.
àiàvvGOv Tsyvn&v (Bœckh, Corp. inscr. 1600, inscription de Thèbes); l'asso­ciation des theoxéniastes, xotvbv 0eo£e-viaalwv, et celle des thiasites, xotvbv Qia-<rnù)v, nommées dans une inscription de Ténos (Bœckh, n° 2338). Indépendam­ment de toute autre raison, l'étendue de la lacune à remplir exclut les deux pre­mières. On ne pourrait songer qu'à l'asso­ciation des thiasites, qui ne devait pas différer beaucoup de celle des éranistes, si l'on en juge par Athénée (VIII, p. 302, e) : spavoi hs siaiv ai dirb rwv avp£aXko\iévtov siaaywyai, d-rrb tov avvspav xai uvpiipépstv éxa&lov. KaXeFrai hè b aixbs xai épavos.xat &iâ<ros xai oi ctvviôvtss èpavtalai xai avv-diaacorat. Puisqu'on en est réduit aux con­jectures, autant vaut prendre l'association des éranistes nommée quelques lignes plus bas. On la rencontre encore en d'autres
3.
non pour faire un repas en commun, mais afin de pourvoir régulièrement à des fêtes périodiques. Or on sait que les habi­tants de l'Attique, partagés en dèmes, en phratries, en tribus, consacraient les liens de ces diverses agrégations politiques par des actes religieux, et que les repas étaient un des modes de célébration le plus en usage. L'association se trouvait donc tout naturellement constituée par tribu, par dème et par phra­trie1. C'est probablement quelque société de ce genre qui fi­gure dans notre inscription. Une semblable association, ayant pour objet de faire des repas en commun, avait besoin d'être servie; et ces repas n'ayant lieu qu'à de certains intervalles, la société pouvait se contenter d'esclaves qui appartenaient à quelque particulier et qui la servaient, en ces rencontres ex­traordinaires, en vertu d'un contrat de louage ou d'un acte de partage de la propriété.
Après ces remarques sur les personnages de l'inscription, disons quelques mots de l'objet même de l'offrande.
C'est, pour chacun des affranchis, une phiale du poids de 100 drachmes, ÇudXr) (rlocd(xdv H.
Cette sorte de vase est trop connue par les modèles qui en sont restés ou par les représentations qu'on en trouve dans les monuments céramographiques, pour que nous ayons à en discuter la forme. C'était une coupe, ou, pour mieux dire, une soucoupe sans base ni anse, ronde comme la pleine lune, selon l'expression d'un ancien,
~KpU(xiS' oïvov Tsavaekrjvov sxtticov v(psi"KeT02,
et que l'on posait, tantôt sur le fond, tantôt sur l'ouverture, selon la nature des ornements qui s'ajoutaient quelquefois à la surface extérieure; d'où résultaient des variétés qu'Athénée
1 t&v hè vvv hsfavcov tspovoovvres ol hrip.oriHà'mpoaéra^av. (Athen. V,p. i85 c.) vop.oôérai rare (pparptnà Isïitva wxï rà 2 Hermipp. op. Athen. XI, p. 5o2 , 8.
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a énumérées curieusement1, et qui ont pu mettre à l'épreuve la sagacité des archéologues2. Pollux la range parmi les objets le plus habituellement consacrés aux dieux : Ta Sè àLvadrificna,, 6)5 èirl 'syoXù, &1é<p<xvoi, Çid'kai, èxird[lara,, etc. (I, 28), et il n'en est pas en effet que l'on retrouve plus souvent, soit dans les actes d'offrande, soit dans ces inventaires par lesquels les administrateurs des temples constataient annuellement l'état des objets sacrés qu'ils avaient reçus et qu'ils transmet­taient à leurs successeurs.
Nous avons relevé, mais nous pouvons nous dispenser de citer les exemples qu'on en rencontre dans la première classe de ces monuments, les offrandes3; la seconde classe, les inventaires, nous en présente pour certains lieux une récapitulation toute faite : telles sont les inscriptions du Parthénon, où l'on trouve dressé, année par année, pour des périodes distinctes de quatre ans (intervalle qui séparait les grandes panathénées), le cata­logue des objets sacrés contenus dans les diverses parties de ce temple. Au commencement de l'une de ces périodes [ol. lxxxvii, 3 —ol. lxxxviii, 2 (4.29—426)], on comptait dans le pronaos une phiale d'or non pesée, 12 1 phiales d'argent du poids de 2 ta­lents ^32 drachmes, et une quinzaine d'autres pesées en trois groupes distincts4. A c'es richesses s'ajoutèrent, dès la première
1 Athen. XI, p. 5oi a—5o2 c.
2 Panofka, Recherches sur les véritables noms des vases grecs ( 182 9 ), p. 17 et pl. IV, et Letronne, Observations critiques sur cet ouvrage, dans le Journal des Savants, no­tamment dans le n° de novembre i833.
3 Offrandes des Athéniens à Délos (Bœckh, n° i5c)); offrandes au sanctuaire d'Amphiaraus (id. n" 1670); au temple d'Apollon Didyméen aux Branchides, of­frandes faites par SéleucusII (id. n°2852),
Observ. sur une inscr. grecque.
par Prusias (n° 2855). On en trouve d'autres exemples n° 2860, et plus tard encore parmi les offrandes d'un Romain à Isis et à Sérapis (id. 2955).
4 Sept pesant 700 drachmes, deux pe­sant 200 drachmes, et quatre pesant 329 drachmes. Les nombres, quelquefois effacés par le temps, ont été restitués par M. Bœckh, à l'aide des répétitions qu'on en retrouve en d'autres endroits.
4
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année, sept nouvelles phiales d'argent pesant 820 drachmes; la deuxième année, 4 phiales pesant 420 drachmes; la troi­sième année, 7 phiales pesant 634 drachmes1. Les mêmes vases à peu près, avec de nouvelles additions, se retrouvent dans l'inventaire dressé pour la même partie du temple, dans la xcne olympiade (v. 4io)2. Pour Yhécatompedon, ou temple proprement dit, trois inventaires nous montrent s'accrois-sant de plus en plus le nombre des vases d'or ou d'argent de cette espèce3. Quant au sanctuaire, il comptait à lui seul i38 phiales d'argent qui, avec un autre vase en forme de corne [xépcLs), pesaient 2 talents 33o6 drachmes4.—C'est plus qu'il n'en faut assurément pour établir que l'offrande des per­sonnages de notre inscription est faite à une divinité, et que le monument qui en contientle détail se rapportait à un temple voisin du lieu où on l'a découvert.
Cette quantité considérable de vases d'une même sorte s'explique par l'usage qu'on en faisait. La phiale était tout à la fois un vase à libations et un vase à boire. On la trouve avec ce double caractère dans les peintures des monuments céramographiques. La divinité y est représentée ou bien ver­sant le vin avec la phiale dans la flamme de l'autel5, ou bien,
1 Bœckh, n° i38.
2 là. 1A2.
3 Pour l'olympiade lxxxvi , deux phiales d'or, auxquelles, dès l'année suivante, une troisième s'ajouta. Elles pesaient en­semble, comme on le voit par les in­ventaires des lxxxix" et xc" olympiades, 2bàà drachmes. Le premier de ces deux inventaires comprend encore deux chry-sides (nom qu'on donnait, selon Athénée, aux phiales d'or) : elles pesaient 3o,3 dr. 3 oboles; huit phiales d'argent pesant 800 drachmes; à quoi s'ajoutent, dans les
années suivantes, une chryside du poids de 119 drachmes et une argyride ou phiale d'argenldupoidsdeiga drachmes. (Bœckh, n° iko). On les retrouve avec une autre chryside pesant i38 drachmes, 2 oboles, dans l'inventaire de la xce olympiade (id.
4 Id. 139. Voir quelques variantes ou additions aux inscriptions du Corpus, clans les textes publiés par M. Rangabé.
5 Elite des monuments céramographiques. publiée par MM. Lenormanl et de Witl; pl. XXXII: Junon fait la libation, Hébé
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et le plus souvent, tenant cette forme de coupe à la main, ou la recevant de quelque déesse inférieure qui porte de l'autre main Yœnochoé*. Sur d'autres monuments, on voit de même des femmes présentant la phiale pleine de vin à des guerriers"2; et M. Bœckh, dans le commentaire d'une des inscriptions citées plus haut, pense que les 12 1 phiales conservées dans le pronaos du Parthénon, de même sans doute que les 138 autres du sanc­tuaire, servaient aux repas sacrés3.
Cet emploi de la phiale devait être commun à tous les temples; et du reste, après tous les exemples que nous avons cités, on n'aurait pas le droit de s'étonner du nombre de vases de cette sorte que notre inscription nous montre consacrés en un même lieu. La phiale, d'ailleurs, était, dans sa forme ordi­naire , l'espèce de vase la plus simple, celle dont la main-d'œuvre devait coûter le moins; elle ne valait guère que ce qu'elle pesait de métal. C'était donc autant d'or ou d'argent mis en dépôt, et que l'on refondait sans grand dommage pour en faire tel autre vase réclamé par les besoins du temple, comme on le voit dans une inscription relative au sanctuaire d'Amphiaraus \
La matière des phiales énumérées dans notre inscription n'est pas indiquée. Il est inutile de dire que c'est un métal, puisqu'on en donne le poids; et tout porte à croire que c'était de l'argent. L'argent, en effet, était le métal le plus commu­nément employé pour ces sortes de va^es. Très-peu de phiales
Hébé; pl. XXXII, Junon et Niké ou Iris; pl. LXXI, Minerve et Hersé ou Pandrosos ; pl. LXXVI, 1 .Minerve et Niké;pl. LXXX, Athéné-Aglauros, accompagnée de ses deux sœurs Hersé et Pandrosos.
2 Millingen, Peintures inédites, planche XXXVIII, n°2.
Ä Bœckh, adn° i38, p. 188.
4 Bœckh, n° 1570.
à.
tient l'œnochoé ; pl. XCII : Niké ou la Vic­toire s'apprête à faire une libation ; elle tient d'une main l'œnochoé, de l'autre la phiale qui, vue de face, présente l'appa­rence d'un disque, Tso.voé~ki}vov.
1 Elite des monuments céramographiques, publiée par MM. Lenormant et de Wilt, pl. XX et XXI, J upiler et Hébé ; pl. XXIII, Jupiter et la Victoire; pl. XXXI, Junon et
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sont dites en or, aucune en airain. Quand donc rien ne dé­signe la matière, ni dans rénumération des objets, ni dans les titres ou préambules placés en tête de ces listes (désigna­tion que l'on trouve dans l'offrande de Séleucus II au temple d'Apollon Didyméen pour des phiales en or1, et dans l'ins­cription du temple d'Amphiaraus pour des phiales en argent2 ), on peut, sans risque de se tromper, se prononcer pour ce dernier métal. Le poids des phiales donné ici est d'ailleurs en harmonie avec celui des phiales d'argent que nous avons trou­vées ailleurs. Dans les trésors du Parthénon, il y en avait sept pesant ensemble 700 drachmes, deux pesant 200 drachmes, huit pesant 800 drachmes; le reste, sans avoir exactement ce poids, s'en éloigne peu. C'est le poids moyen des cent vingt et une phiales pesant en masse 2 talents 432 drachmes (102 drachmes pour chacune), et à peu près aussi des 138 phiales qui, avec un kéras, pèsent 2 talents 3306 drachmes (environ 110 drachmes pour chacune). Nous n'avons pas be­soin de rappeler que 100 drachmes valent environ 90 fr.
Mais nous nous sommes trop arrêté à des détails qui ne sont pas l'objet principal de ces observations. Nous voulions nous attacher surtout à ce qui est essentiel dans le monument que nous examinons ici. Quels sont, en réalité, les faits aux­quels se rapporte l'inscription? Quelle est la raison, quel est le vrai caractère de cette offrande ?
M. Curtius, dans l'exposé qui précède son texte et lui sert de commentaire, après avoir fait observer qu'il s'agit d'esclaves, non pas affranchis par leurs maîtres, mais fugitifs (c'est en
1 Indépendamment des termes de la lettre de Séleucus gravée en tête de l'inscrip­tion, ialiste des objets offerts est précédée de ce titre : Tpa<pi) ^pMarj^âTwv àtpealaX-(lévoov, et se termine, quan t aux obj ets d'or,
par cette récapitulation de leur poids : Eis rà tsS.v %pv(TY}fxiTWV hpax(iai... (Voy. Bœckh, n° 285a.)
2 Èy t&v Xotirwv TSOirjcrâTùHïav apyv-pc6fxara râ S-etw- (Id. 1490.)
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effet à ce signe qu'on reconnaît principalement leur ancien état, diroÇvyû&v), ajoute qu'ils ont été libérés par la vertu de l'asile où ils se sont réfugiés ; et il regarde leur offrande à la divinité comme le prix stipulé de la liberté qu'ils lui doivent : « quod autem dirofivyôvTes donaria illa vovere dicuntur, ser-« vos non manumissos esse e dominorum potestate, sed au-« fugisse atque fugitivos in âcrv'kw aliquo templo impunitatem « atque libertatem ea lege nactos esse suspicamur, ut donarium «certi pretii divino numini offerrent. »
Une telle explication soulève autant de difficultés qu'elle veut en résoudre. Elle suppose, en effet, qu'il y aurait eu en Attique un temple jouissant du privilège d'assurer à l'esclave fugitif, moyennant une certaine offrande, le pardon de son maître et la liberté. Le droit d'asile eut-il jamais une semblable puissance?
Assurément son influence fut considérable en Grèce. Nul, nous l'avons dit, n'était exclu de l'asile; et les esclaves, plus dépourvus d'appui parmi les hommes, semblaient même tout particulièrement accueillis aux autels des dieux. « Les antres des forêts, disait Euripide, servent d'asile aux bêtes des forêts, l'autel des dieux aux esclaves, les villes prêtent leur appui aux villes battues par les orages; car chez les mortels, rien n'est heureux jusqu'à la fin1.» Mais le privilège tenait au lieu; il ne se communiquait au réfugié que tant qu'il y touchait lui-même2; et l'on sait par combien de ruses on cherchait à l'en séparer. Vainement les malheureux compromis dans la tenta­tive d'usurpation de Cylon, quand ils sortirent du temple de Minerve pour se présenter au jugement de l'Aréopage, avaient-
1 É^e< yàp xaraipvyriv &i)p pèv •aérpav,
(3«fxo0s Q-eiïv tsoXts Sè tspos -a6\tv Êit1yt;e yei\ia.(jQcîaa. Tiïv ydp èv fipOToTs Qvx êaltv ovSèv Stà "kovs evSat(iovovv.
(Euripide, Suppl. 578-283.)
Observ. sur une inscr. grecque.
2 \d£vo6e rijvSe • Q-aofiavrjs yàp HXaro Botfxoû X(7row<ra l-octva.
(Euripide, Ion. ikoi.)
ils pris le soin de se munir d'un fil qui, attaché à l'autel, les laissait en contact avec le lieu sacré : sur la route, le fil se rompit, et on les immola sans plus de scrupule, même dans l'asile des Euménides1. La faim, le feu étaient les complices habituels du sacrilège2. Les tragiques font un fréquent usage de ces moyens; et leurs scoliastes ne sont pas les seuls à nous apprendre qu'ils appartenaient à l'histoire. Le Spartiate Pau-sanias, les vaincus de Corcyre périssaient ainsi dans le temple où on les avait murés3.
On cite pourtant des immunités analogues à celle que de­mande l'explication de M. Curtius. Parmi ces temples, qui, en général, se faisaient si difficilement respecter jusque dans leurs sanctuaires, plusieurs auraient étendu leur influence même en dehors de leur enceinte, même au delà du temps qu'y restait le réfugié, imprimant à sa personne le sceau de leur privilège, jusqu'à changer désormais son état. Au rapport d'Hérodote, le temple d'Hercule, à Ganope, gardait pour le service du dieu l'esclave qui venait se consacrer à lui, fuyant son maître'1. Selon Pausanias, le temple d'Hébé à Phlionte faisait plus: il faisait tomber les fers du réfugié5. Mais le pre­mier trait se lie intimement à cette version égyptienne de la guerre de Troie, suggérée sans doute, par la crédule admi­ration des Grecs pour l'Egypte, à la vaniteuse ignorance des prêtres de cette contréee. Et en supposant que ce privilège, à part son application à l'histoire du séjour d'Hélène en Egypte,
4 Hérod. II, n3.
5 AeSwKacrr yàp hr) âhsiav èvrccvÔct îks-rerjovai, Xvdévres oi ûsopÛTai tàs tnélas Tapas rà èv tw àXcet hévhpz dva.Ttdea.criv. (Pausan. II, xiii, 4-)
6 Comme Paris, amenant à Troie l'in­fidèle épouse de Ménélas, avait pris terre
1 Thuc. I, 126, et Plut. Sol. 12.
2 IIôp (rot 'nspoaolaw. (Eurip. Androm. 256; cf. 265 et Herc.fur. 542.)
s Diod. Sic. XI, 45; Thucyd. III, 81. Nous avons cité ailleurs les nombreuses violations de sanctuaires. (Dudroit d'asile, p. 19 et suiv.)
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n'ait pas été lui-même une fable contée à Hérodote pour lui donner une plus haute idée de la puissance du dieu, en ad­mettant, sur son témoignage, qu'il avait toujours force de loi, il ne s'agirait encore que de l'Egypte, c'est-àrdire d'un pays où l'institution des castes diminuait singulièrement, parmi les indigènes, l'usage des esclaves; il s'agirait d'un temple situé au bord de la mer, et dont l'immunité, comme on le voit par cet exemple, se fût exercée tout particulièrement aux dépens des étrangers. Quant au temple d'Hébé à Phlionte, le texte de Pausanias pourrait bien ne s'entendre à la lettre que de la rupture des fers dont l'esclave était chargé, sans doute par forme de châtiment; mais, dût-on le prendre dans le sens d'une libération pleine et entière, au moins faudrait-il recon­naître que Pausanias n'en a parlé que par tradition : car ce temple avait dû subir le sort commun des asiles de la Grèce au commencement de l'empire. On sait par Tacite à quels abus avaient donné lieu ces privilèges, et par quels moyens on y voulut remédier. On fit une enquête, on demanda des titres1. Le droit d'asile n'était guère un droit écrit; il n'était point aisé aux défenseurs des dieux de la Grèce de plaider une semblable cause au tribunal des préteurs. 11 leur eût été surtout fort difficile de soutenir et de faire reconnaître, même sur
« complebantur templa pessimis servitio-« rum : eodem subsidio obaerati adversum « creditores suspectique capitalium crimi-« num receptabantur. Nec ullum satis va-« lidum imperium erat coercendis sedi-«tionibus populi, flagitia hominum ut «cœrimonias Deum protegentis. Igitur a placitum utmitterenl civitates jura atque « legatos. » (Tac. Ann. Ill, 60, et la suite de ces débats, c. 61 -64; cf. IV. 1Z».)
5.
près de Canope, ses esclaves cherchent un refuge dans le temple d'Hercule, et parleur dénonciation provoquent cet autre enlève­ment d'Hélène, qui eût fait du grand sujet de l'épopée homérique un malentendu de comédie : les Grecs, pendant dix ans, s'obstinant à réclamer de Priam une femme que ce dernier affirmait inutilement ne pas être dans la ville assiégée.
1 « Crebrescebal enim Graecas per urbes « licentia atque impunitas asyla statuendi:
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pièces authentiques, ce droit d'impunité reclamé pour des fugitifs. Comment la fuite, le crime le plus irrémissible de l'esclavage, eût-elle pu être, sous l'empire de la loi romaine, un premier pas vers la liberté1? Ce droit du temple d'Hébé, dont parle Pausanias, n'existait donc point assurément au temps où il en parlait. Il n'avait pu traverser l'enquête de Tibère; et, après une réforme qui avait emporté tant de choses2, il était facile aux prêtres de lui attribuer des effets qu'il n'avait jamais eus.
Ces deux exemples nous paraissent donc sans valeur. L'un est, si l'on veut, un fait présent dont témoigne Hérodote, mais un fait d'une nature spéciale, et tout au plus une sorte de tribut prélevé par un temple de l'Egypte sur les équipages des navigateurs étrangers; l'autre, à prendre le texte dans le sens le plus large, serait un fait passé, dont Pausanias rajoporte la tradition, mais dont il n'est plus en mesure d'attester la réalité même.
Qu'importent, dira-t-on, ces analogies plus ou moins di­rectes, plus ou moins fondées, si le point en question est éta-
1 Nous avons montré ailleurs combien la loi romaine était subtile à retrouver les caractères du fugitif, et combien elle était implacable à le frapper. (Hist. de l'esclavage, t. II, p. 63 et 2/i4.) Rappelons un seul exemple : Cœlius pose le cas d'un esclave qui va se jeter dans le Tibre. S'il a quitté son maître dans l'intention de se donner la mort, il n'est pas fugitif; mais s'il a d'a­bord songé à fuir, et si, changeant de ré­solution , il est allé se noyer, il reste fugitif (manerefagitivum), l.xvn,§ 6 (Ulp.). D. XXI, 1, De œdil. edicto. Malheur à lui s'il est tiré de l'eau. —La fuite rendait indigne de toute grâce, incapable de tout droit. Le droit d'asile se trouvait par cela seul an-
nulé pour l'esclave-, car, pour aller jus­qu'au temple, il était difficile de n'être pas atteint et convaincu d'avoir fui : « Si « tarnen ante fugit et postea se conlulit (ad «asylum) non ideo magis fugitivus esse desinit. » (Ibid. Su.)
1 « Abolevit (Tiberius) et jus moremque « asylorum. » (Suét. Tib. 37.)Tacite montre néanmoins que l'abolition ne fut pas com­plète : a Factaque senatusconsulta quîs, a multo cum honore, modus tarnen près-«cribebalur : jussique in templis figere » aera sacrandam ad memoriam, neu spe-« eie religionis in ambitionem delaberen-« tur. « (Tacite, Ann. III, 63.)
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bli par lui-même? L'authenticité de l'inscription n'est pas con­testable, et le fait dont elle témoigne n'est pas un pur accident, c'est un fait coutumier : plus de dix exemples en sont donnés dans une seule des deux colonnes gravées sur la même pierre. Ce droit des réfugiés à l'affranchissement, qui nous paraît si peu démontré pour Phlionte, existait-il pour Athènes dans un temps où, bien que déchue de sa prééminence politique, elle n'en était pas moins encore très-florissante?
Mais comment concilier un pareil droit avec le maintien de l'esclavage dans une ville où les esclaves faisaient l'instrument principal de l'agriculture, de l'industrie et du commerce? Il ne s'agit pas, en effet, ici d'esclaves étrangers recueillis par Athènes; et encore une semblable chose, si elle s'était accom­plie, n'aurait-elle pas été si solennellement consacrée: car, par elle-même, elle violait le droit public des Grecs, et, par cette déclaration authentique, elle eût créé contre Athènes un titre que les peuples lésés auraient pu faire valoir, comme le firent les Mégariens dans les conseils où la guerre du Pélo­ponnèse fut résolue1. Il s'agit d'esclaves du pays; leurs maîtres, à l'exception d'un seul, qui est dit simplement Olynthien, sont des habitants de l'Attique, des citoyens dont la qualité est prouvée par le nom de leurs dèmes; et les esclaves, de­venus libres, restent aussi en Attique, plusieurs dans le même bourg que le maître auquel ils viennent de se soustraire :
«Héraclion, habitant le Pirée, ayant fui M....., habitant le
Pirée.....»— Comprendrait-on que, chez les Athéniens, un
esclave réfugié dans un temple pût acheter du dieu, au prix d'une simple offrande, la liberté avec le droit d'aller braver son maître jusque dans le lieu où il l'avait servi? Quel que fût l'attachement des Athéniens pour les privilèges de leurs
1 ____xai àvhpa-nàhojv ûttoSo^v twv à<piarla.p.év(ov. (Thuc. I, i3g, § 3.)
asiles1, quel qu'ait été leur amour pour la liberté, ils main­tenaient l'esclavage : les démocraties, on le sait bien, ne sont pas toujours fort scrupuleuses en cette matière; et quand ils protégeaient même les marchands d'esclaves, si décriés en général, ils ne pouvaient pas ne pas armer les maîtres de tous les moyens de poursuivre et de recouvrer leurs fugitifs. D'ailleurs, si les temples étaient pour les esclaves une protec­tion , ils n'étaient pourtant pas un obstacle absolu aux reven­dications des maîtres, comme M. Letronne l'a si bien montré par le texte et par le commentaire de cette affiche sur deux esclaves qui avaient fui d'Alexandrie2. Ajoutons que, sans parler des moyens divers de forcer ou de tourner le privilège, il y avait aussi avec les dieux des accommodements; et, en plusieurs lieux, on avait eu la sagesse de ramener le droit d'asile à un simple droit d'intervention en faveur de l'esclave. On en trouve un exemple dans le temple des dieux Paliques, en Sicile3.
Le droit d'asile ne suffisant pas à l'explication, il faut cher­cher dans quelque autre usage le moyen de mieux accorder les données de l'inscription avec la vraisemblance.
1 C'est à eux que l'on attribuait les pre­mières lois en faveur des suppliants. Diod. de Sic. XIII, 26; Sophocle, dans Œdipe à Colorie; Euripide, dans les Suppliantes, dans les Héraclides, exaltent le caractère sacré de î'Attique, et mettent en scène le noble dévouement d'Athènes pour la cause de ses réfugiés. (Voyez Œdipe à Colone, 278, 571, etc. Héracl. 3i-34, 62, 95, 99, 261 ; Suppl. 793, etc. C'est d'ailleurs le sujet même de ces pièces.)
s Papyrus du Musée royal, contenant l'an­nonce d'une récompense promise à qui décou­vrir ou ramènera deux esclaves échappés, § 6.
" « Leur bois sacré, dit l'historien Dio-dore (XI, 89), est, depuis assez longtemps, un asile inviolable où les esclaves malheu­reux , tombés en la puissance de maîtres cruels, trouvent une protection toute spé­ciale. Dès qu'ils se sont réfugiés dans son enceinte, il n'est pas permis à leurs maîtres de les en tirer par force ; ils y demeurent à l'abri de tout mal, jusqu'à ce que, ces derniers revenant à des dispositions plus humaines et garantissant leurs promesses par l'autorité du serment, rien ne s'oppose plus au retour des réfugiés. »
i
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Pour marcher plus sûrement au but, constatons les faits précis qui résultent du monument. L'inscription établit trois choses en ce qui regarde les donateurs : leur caractère de fugitifs, leur état de liberté, leur offrande uniforme. Ils ont été esclaves et ils sont libres; l'inscription nomme les maîtres qu'ils ont fuis, elle ne leur nomme pas de nouveaux maîtres, et leur assigne même un domicile propre, ni plus ni moins qu'à ceux auxquels ils ont appartenu. Ils sont libres, et ils étaient fugitifs; mais, comme on l'a vu, ce n'est pas leur fuite, même dans un asile, qui a pu leur assurer la liberté. Qu'en résulte-t-il ? C'est que leurs maîtres ont dû être désintéressés de quelque façon; et ils ne l'ont pas été par le don de cette phiale offerte par chacun des affranchis : car le don en est fait, sans aucun doute, à la divinité; et de plus, ce n'est pas un prix, puisqu'il est uniforme, et qu'il y a, parmi ces anciens esclaves, des hommes, des femmes d'une estimation nécessai­rement très-diverse1. Ajoutons qu'une phiale d'argent du poids
1 Nous avons établi ailleurs ce prix moyen (Hist. de l'esclavage dans l'antiquité, I, p. 216), en relevant les prix divers que l'on trouve dans les actes de vente, ou, pour mieux dire, d'affranchissement à titre oné­reux, recueillis à Delphes et publiés par M. Curtius. Les inscriptions du même genre publiées depuis par M. le Bas, con­firment ce résultat : pour les hommes, i! en est un du prix de 8 mines (n°93o); quatre de 6 mines chacun (nos go4, 911, 9/49, g51 ) ; cinq de 5 mines (n0! 906, 937, g35 et g5g); trois, dont un Thrace et un Phrygien, de 4 mines ( nos 914,926, 928), et deux, dont un Syrien, de3 mines (n05 929 et 943).
Parmi les femmes, il en est une de i5 mines (n° 901), et une autre de 8
(n° 908); le plus grand nombre sont éva­luées 4 et 5 mines. Le prix de 5 mines se retrouve dans neuf inscriptions (nos 916, 921, 928, 939, 940,^941, 942, 962, g54); celui de 4 mines dans sept inscrip­tions (n05 899, 900, 909 b, 910, 912, 925, 937). Comme il y a quelques prix supérieurs à cette somme, il y en a de moindres aussi. On trouve une.femme qui coûte 4 mines et demie (n° 924); une autre 3 mines et 20 statères ou 80 drachmes ( n° go3); une, 3 mines et demie (n° 927), et quatre, chacune 3 mines (n" 905, g23, g53, g58); une autre, 2 mines et quelque chose (n° 902). Dans une inscription, sans doute altérée, on trouve le prix de 20 statères (n° 921 ). Ajoutons trois femmes et un jeune garçon
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de 100 drachmes ne vaut guère plus de 100 drachmes d'ar­gent ou une mine, et le prix moyen des esclaves vers les temps macédoniens et les temps postérieurs, n'est guère de moins de l\ ou 5 mines. Il y a eu pourtant une compensation : mais comment s'est-elle faite et pourquoi n'est-elle pas exprimée ? Et, d'autre part, que signifie cette offrande, dont on ne se rend plus compte, au lieu de la rançon qu'on attend? C'est à ces deux points que se réduit le problème.
Il y avait chez les Athéniens une coutume fort remarquable, qui nous semble répondre à la première question. Athènes, qui renfermait une si nombreuse population servile, avait dû comprendre que la plus sûre manière de la contenir dans l'obéis­sance était de ne point la pousser au désespoir par la ri­gueur : aussi la loi ne se bornait-elle pas à protéger l'esclave, comme l'homme libre, dans sa personne et dans sa vie, contre toute atteinte d'un étranger 1 ; elle lui avait donné un recours même contre les excès du pouvoir domestique. L'esclave maltraité par son maître pouvait réclamer la faveur d'être vendu à un autre. Aristophane, dans sa comédie des Saisons, témoignait de cet usage : « Hélas ! disait un personnage, nous n'avons rien de mieux à faire que de fuir dans le temple de Thésée, et d'y rester jusqu'à ce que nous ayons trouvé un acheteur2. »
L'inscription, par son origine et par son caractère, répond-elle a ces conditions?
1 Démosth. c. Mid. p. 529, 1. i4; An tiph. Sur le meurtre d'Hér. p. 728, etc.
2 ô hè oi vvv <pa<ri tous oixéTas ispcum aheïv, è<fliv evpsTv èv raïs k.pialo<pâvovî Ûpats'
et [toi
KpatiaTov èaliv ele to €hfàeiob SpafieTv Èxe7<5'ws iv eilpwpev ■apSaiv péveiv.
{Ap, Pollux, VII. S i3.)
évalués ensemble i5 mines (n° 920) ; une femme et sa fille, 6 mines (n° g34); et pour les enfants, deux jeunes garçons va­lant l'un 4 mines et demie (n° 915), l'autre 3 mines, 10 statères et 7 drachmes (n° 9i3) ; trois filles valant l'une 2 mines, 10 statères et 7 drachmes (n° 944),les deux autres chacune 3 mines (n05 g56 et 960).
A la première vue, il semble qu'il n'en est rien, car elle ne parle pas de vente et elle ne se rattache pas au temple de Thésée; elle a été trouvée loin de ce lieu sacré, dans l'acropole d'Athènes. Mais, pour écarter tout d'abord ce moyen préjudiciel, le droit auquel le poëte fait allusion n'était pas spécialement attaché à l'asile du Théseion. Pollux, qui a cité le texte d'Aristophane à l'appui de cet usage de vente, ne songe point à y relever ce qui concerne le temple de Thésée; et les lexicographes, qui parlent tous de ce lieu sacré pour mentionner son droit d'a­sile, n'y rattachent pas l'idée de la vente dont Pollux, au con­traire, se montre uniquement préoccupél. Plutarque (et cette circonstance est décisive) n'y fait pas même allusion dans la Vie de Thésée, quand il parle de son tombeau, «asile ouvert aux esclaves et à tous les malheureux, à tous ceux qui craignent les excès de pouvoir2. » Non-seulement ce droit n'était pas le privilège spécial du Théseion, mais on peut douter qu'il ait été exclusivement réservé aux réfugiés des temples par une sorte de transformation de l'immunité dont ces lieux jouissaient : car il se serait appliqué à tous; le droit d'asile ne distinguait pas entre le malheureux et le coupable : « Le suppliant, avait dit l'oracle, est saint et pur3. » Or il n'est pas probable qu'A­thènes ait voulu consacrer légalement des conséquences aussi aveugles. Drimachus lui-même, ce chef des esclaves fugitifs de Chio, dans le traité qu'il dictait à ses anciens maîtres, ne garantissait un asile auprès de lui qu'aux esclaves dont les griefs seraient reconnus légitimes, promettant de rendre ceux
drjrixov yevop.évov xai vfpocïhs^opévov <j3«-XavdpéTcws ràs tcov Tairsivorépcûv hsijcreis. (Plut. Thés. 36.)
3 Ixérai h'iepolTS xai àyvot. (Ap. Paus. VII, ii,3.)
1 Hésychius, Suidas , Photius, le Grand Etymologue, etc. ; sub voc.
2 Ecy7i Se <pb%iov oixérats xai tsâat toïs rcnreivoTépots xai àeàtàcrt xpsMovas, ùs xai tov Qïjvéws ispo&laxixov Tivoswxi fiorj-
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dont les plaintes ne seraient pas justifiées1. C'était donc, se­lon toute apparence, un droit tout à la fois plus général et plus restreint, admettant les réclamations sous toutes les formes, mais à la condition seulement qu'elles seraient fon­dées : ce qui suppose, pour les cas où les maîtres se refuse­raient à tout compromis, une enquête, une instance judiciaire, où l'esclave, n'ayant point de personnalité civile, était repré­senté par un curateur spécial (<Tvvyyopoç)2; et ces formes ju­ridiques écartent l'idée d'une intervention plus directe du temple. Les textes sont d'ailleurs conformes à cette induction. Après les vers d'Aristophane, qui semblent rattacher au droit d'asile le privilège d'être vendu à un autre, Pollux donnait, dans le même passage, une citation d'Eupolis, où il n'est ques­tion que de cette dernière coutume : «Voilà ce que j'endure, et je ne demande pas la vente3!» Plutarque lui-même, qui, à propos de l'asile de Thésée, ne mentionnait pas cet usage, en parle dans son Traité de la Superstition, sans aucune al­lusion au droit sacré des temples : « H y a, dit-il, pour les esclaves qui désespèrent de la liberté, une loi en vertu de laquelle ils peuvent demander la vente et obtenir un maître plus humain4.» De même, dans les Dialogues de Lucien, Mercure se plaignant à sa mère du rôle que lui a fait la des­tinée parmi les dieux : « Ah ! si je le pouvais, s'écrie-t-il, je vou-
aÓTOv, virèp èXsvdeplas dyœvi^opsvos ò<psl-Xsi ò hixa&l^s hihóvai tovtù) avvrjyopov.
3 hvrixpvs Se èv rais EùttóXjSos ■zsò'keai ■ Ka«à TOjaSe tsàayw pèv ovhè tspàaiv aÌTw. (Poli. Onom. VII, 3.)
4 E<t7i xaì ZovXots vópos sXsvdepiav àiroyvovat Tspàatv aheìadat xaì leajrórrjv pLeraëdAÀeiv èirteixéalepov. (De la superst. p. 166 D.)
1 Tous §è dTroàihpàaxovras vpâjv hov-Xovs, dvaxpivas rrjv ahlav, èàv pèv loxwaiv dvrjxealôv ti isa.dóvres dirohshpaxévat, Hçto p.ST èpiavTOv • èàv Se prjhèv Xéywai llxaiov, dTTOTrépypù) 'xspòs tous Zermóras. (Altién. VI, p. 265 e.)
2 Grég. de Corinthe, Schol. sur Hermo-gène, c. xxi, ap. Walz, Iìhet. att. t. VII, p. 1283 : Kai Tip hovAcp, Òti àTtpòaoynòs sali, xaì Óts xivrjaei xarà toO àsanorov
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drais me faire vendre comme ceux qui, sur la terre, ont trouve une mauvaise servitude h. » Et Philon le Juif, à. une époque où la loi impériale n'avait pas encore étendu aux provinces de Rome la loi d'Athènes, disait des Thérapeutes : «Ils ne vont pas d'une ville dans une autre comme les esclaves maltraités par la fortune et par leurs maîtres, qui demandent à sortir par la vente des mains de ceux qui les ont achetés à prix d'ar­gent, et obtiennent un nouvel esclavage et non la liberté2. »
Tout s'accorde donc à montrer que le droit reconnu à l'es­clave de se faire vendre à un autre maître était indépendant du droit d'asile. Mais, quoique distinctes parleurs effets comme par leurs caractères, les deux choses n'étaient pourtant pas communément séparées. Sans être un moyen assuré d'obtenir un changement de maître, la fuite dans un lieu sacré pouvait être une manière de le demander. C'était de plus, pour l'es­clave, un abri contre les mauvais traitements, en attendant que la justice, appréciant ses griefs, eût pu définitivement l'y soustraire. Or, dans l'intervalle, il pouvait être périlleux de rester à la discrétion du maître; et il est probable que le plai­gnant, ayant un refuge ouvert dans les temples, ne manquait pas d'y recourir. On fuyait donc naturellement aux asiles les plus respectés; on fuyait aux plus accessibles. A ce dernier titre, le temple de Thésée, situé au milieu d'Athènes, près de la place publique, devait être un des plus fréquentés. De là ces allusions des poètes, et, par suite, ces témoignages una­nimes des grammairiens; de là le nom de ©rycetorp/i//, pi-«lier du Théseion, » sorte d'injure populaire, recueillie ou
xexrrjpévcov àw/sìs î) xaxóh'ov'kot Setnro-t&v, inraWay^v ovx è~ksvdspia.v aiiroTs èxiropilovxes. (Philon, De la vie contempi. p. 89a.)
1yovv poi SoixxTÒv yjv, -fihéojs âv ri%l(i)cra TSeTTpaerdai, tiiairep oi èv yrj xaxws hovksbovres. (Luc. Dial. des Dieux, XXIV.)
* Meroixl^ovrai Ss ovx sis èrépav txÒXiv, wGTcsp oi TSpB/siv ahoi>p.evoi tsapà. tcôi>
forgée par Aristophane pour désigner quelque mauvais es­clave 1 : ceux qui se faisaient de ce recours une habitude n'é­taient pas apparemment des meilleurs. Au temple de Thésée, Aristophane associe ailleurs, avec le même caractère, le temple des Euménides. Dans un récit fantastique, où l'on suppose que les galères d'Athènes tiennent conseil au sujet d'une expédition maritime dont le peuple veut charger le démagogue Hyperpo-lus, l'une d'elles, l'une des plus jeunes, dit à ses compagnes, effrayées comme elle d'avoir à servir sous un tel commande­ment : « Je suis d'avis de nous couvrir de nos voiles et d'aller nous asseoir en suppliantes dans le temple de Thésée ou dans celui des déesses vénérables (les Euménides)2; et le scoliaste parle dans les mêmes termes de l'asile des deux temples : El? rd SrjcreTov ' èvTtxvdu oi dTrofievyovTss twv oixéTWv &<7v'kioLv etyov. « Dans le Théseion : là les esclaves fugitifs trouvaient un asile. » — É7n tmv Hefxvàv • sis to tûv Èpivvvœv îepôv : kqlï èvraûdoL Sè ol olnétcu ëÇ>evyov. « Près des déesses vénérables : dans le temple des Furies; là les esclaves se réfugiaient aussi. »
Ce temple des Euménides nous rapproche de la place où notre inscription a été trouvée. Il était situé entre l'Aréopage et l'Acropole; c'est dans le trajet de l'un à l'autre de ces lieux que les compagnons de Cylon, brusquement assaillis, cher­chèrent inutilement un refuge aux autels des déesses3. Enfin,
1 Eiymol. Magn. s. v.
è'dpéaxy Taux' Aônvutots, xadrjaOrxl [moi
Soxeï
Ets to QnosTov -crXeovo-as, $ 'm i£v SefXDwv
Qeiïv.
(Arist, Cheval. i3aa.)
Meursius induit assez bizarrement de ce passage qu'il y avait un second Thé­seion sur le bord de la mer. Il oublie le
temple des Euménides, qui eût demandé la même supposition. Il oublie surtoutque des galères qui tenaient conseil et parlaient si bien, pouvaient bien traverser Athènes pour se rendre à l'asile. Cet autre miracle n'était pas plus difficile à l'auteur des Nuées.
5 Thuc. I, 126, et Plut. Sol. 12.
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dans l'Acropole elle-même était l'asile sous la sauvegarde du­quel ces malheureux s'étaient placés tout d'abord, le temple de Minerve Poliade, le plus vieux sanctuaire de la déesse en Attique1 : et c'est précisément vers cet endroit que la pierre dont nous parlons a été trouvée. L'Erechtheion, parmi les ruines duquel on l'a découverte, était un édifice composé de plusieurs parties, dont l'une était le sanctuaire de Minerve Poliade. Dans la partie antérieure s'élevait un autel consacré à Neptune, l'ancien rival de Minerve dans la possession de cette contrée2; Neptune, qui lui-même comptait tant d'asiles fameux, au cap Ténare, à Calaurie, etc.3; et en dehors du temple, dans les limites du terrain sacré, on rencontrait encore plusieurs gixnrpes où figuraient des personnages fameux dans l'histoire du droit des suppliants : l'image de Thésée, la statue de Cylon, monument expiatoire, qui, au sein delà démocratique Athènes, élevait le respect de l'asile au-dessus de la haine des tyransu.
Un lieu ainsi consacré au droit d'asile par ses monuments comme par ses souvenirs devait, non moins que le temple de Thésée, attirer les esclaves maltraités. Il n'est aucun autre point de l'Attique où l'inscription dont il s'agit soit plus natu­rellement à sa place.
Nous venons d'établir que le droit reconnu à l'esclave mal­traité de se faire vendre à un autre maître était distinct et indépendant du droit d'asile; qu'en fait pourtant le recours à l'asile pouvait très-ordinairement se joindre à l'usage de ce premier droit, et que le temple auquel l'inscription paraît se rapporter était un de ceux qui devaient attirer le plus les fugitifs.
pag. 428 et suivantes, et la planche III.
3 Thucyd. I, i38; Pausan. IV, 24, VII, 25; I, 8-, II, 33; Strab. VIII, p. 374-
4 Pausan. I, 26; Plut. Symp. ix, 6. Voy. Leake, l. I.
Pausan. I, xxvi, 6. 2 Voy. Muller, De Minerva} Poliadis sa-cris et cede, et Bceckh, Corp. inscr. ad 160. Cf. Leake , Topogr. d'Athenes, &d. Genn. p. 2^3 et suiv. Tappend. XVII,
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Mais ce serait peu que de s'accorder avec cette origine du monument, si nos inductions ne rendaient compte du fond de l'inscription elle-même.
Nous avons dit ce qu'elle renferme; il y a deux choses qu'on y chercherait vainement. Elle ne dit pas que les esclaves aient été affranchis, comme on l'a supposé, par la vertu de l'asile, et c'est une opinion contre laquelle proteste tout ce que l'on sait du droit d'asile en Grèce et des conditions de l'esclavage en Attique. Elle ne dit pas non plus, comme nos prémisses sembleraient le demander, qu'ils ont été vendus; elle paraît même impliquer le contraire, puisqu'elle établit qu'ils sont libres. Mais ce qu'il y a d'essentiel dans l'usage dont nous nous appuyons, ce n'est pas que l'esclave soit vendu à un autre, c est qu'il sorte des mains de son maître en lui laissant le prix de sa personne. Dans le cas présent, sans avoir été achetés par un étranger, les réfugiés n'ont-ils pu être rachetés pour eux-mêmes et cesser d'être esclaves, s'ils ont fourni de quelque ma­nière à leurs maîtres le prix de leur liberté?
Ces sortes de transactions n'étaient ni impossibles en droit ni même rares en fait chez les Grecs. Les peuples de la Grèce n'avaient point, à l'égard du pécule des esclaves, une doctrine aussi rigoureusement formulée que les Romains. A Rome, le pécule était comme l'esclave la propriété du maître, une part de son bien laissée à l'usage du serviteur, mais si peu ratta­chée à sa personne, qu'elle ne le suivait pas dans une maison étrangère : l'esclave vendu, le pécule restait de droit au ven­deur1; comment donc eût-il pu servir à le racheter? Sans avoir des principes de droit différents, les Grecs n'en tiraient pas si durement les conséquences. L'usage qu'on laissait à l'es-
1 L. 29 (Ulp.),D. XVIII, 1, De contrah. empt. et 1. 16 (Julian.), D. XV, 1, De
peculio; 1. 24, D. XXXIII, vin, De pecul. legato. (V. Hist.de l'esclavage, t. II, p. i84-)
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clave de son pécule, chez les Athéniens surtout, ressemblait beaucoup plus à une propriété véritable; et la solennité des occasions où le maître y prélevait certaines contributions pré­tendues volontaires1 montre qu'ordinairement on n'y touchait pas. Dans ces conditions, on ne devait pas faire difficulté à le recevoir des mains de l'esclave pour sa libération; et, à défaut de pécule, ce dernier pouvait encore trouver quelque personne qui lui fît cette avance et s'entremît comme acheteur simulé dans une vente dont la conclusion équivalait à un véritable affranchissement. On en retrouve plus d'un exemple dans cette histoire de la vie privée des Athéniens, sur laquelle les plai­doyers des orateurs jettent une si vive lumière. Les deux hommes qui avaient acheté Néère lui revendent sa liberté à condition qu'elle leur rendra 20 mines sur les 3o qu'elle leur a coûté; et cette femme parvient à réunir la somme, en joignant à ses propres épargnes et aux dons de ses autres amants ce qu'elle obtient de Phrynion, qui intervient comme bailleur de fonds dans le marché2. D'autres exemples de ces ventes fictives se rencontrent dans les monuments épigraphiques, notamment dans les inscriptions de Delphes publiées par M. Curtius, et en beaucoup plus grand nombre par M. le Bas (Voyage archéo­logique en Grèce). Ici c'est à la divinité que l'esclave est vendu; mais, par les conditions qui lui sont assurées, on voit qu'il aura dans le dieu moins un maître qu'un patron, et qu'au
tôûv akXwv ipacfiûv èhaou.6kàyY]<Jsv épavov eîs tyjv skevOepiav avXkéyovo-a, xai sï rt apa avTïj 'srspteTTOttjararo, xai haïrai avrou irpoadévra èivfkonrov, TBpooéhei sis vas sîxoai pvôts, xaradeïvai aÔTj)s t&3 ts Eû-xpâret xai t&j Tipavopfàa âole sksvdépav sïvai. Ce qui est fait. (Voy. Dém. c. Neœr. p. i355. Cf. p. i36o.)
1 ..................Porro autem Geta
Ferietur alio munere, ubi liera pepererit; Porro aulem alio, ubi erit puero natalis dies, Ubi initiabunt.
(Téreocc, Phorm. 1,1, ài-5o.)
2 A<ptxovpévov §' ws aiiTYjv toO Opvvlea-vos, ~kéyei -rspos ctVTOv tous Xôyovs, ois sîttov rspbs ai>Tf)v 6 re Evxpârrjs xai Itpa-vopihas, xai hihwo-iv <xùt&> tàpyvpiov 6 isapà
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fond il est libre. Ce sont encore des actes d'affranchissement à titre onéreux; et, quelles qu'en fussent les formes, l'usage en subsista toujours, comme on le voit par Dion Chrysostome : « Eh quoi! ne puis-je m'affranchir moi-même en me procurant une somme d'argent pour la donner à mon maître1.» Il est donc constant que l'esclave pouvait obtenir sa libération au prix d'une rançon fournie directement ou indirectement par lui-même; et il n'est pas moins certain qu'il pouvait l'exiger à ces conditions, s'il avait à se prévaloir contre son maître de mauvais traitements légalement constatés.
Cette loi d'Athènes pouvait donc s'appliquer, par le rachat comme par la vente de l'esclave, et l'on a le droit d'en signaler les effets, non pas seulement dans le cas de changement de maître, mais aussi dans le cas d'affranchissement. A-t-elle été appliquée ici? A vrai dire, l'inscription ne parle pas plus d'af­franchissement que de changement de maître. Elle n'a rien qui ressemble aux inscriptions de Delphes citées plus haut, véri­tables contrats où figurent l'acheteur et le vendeur, l'objet et le prix de la vente, quelquefois même les témoins, les garants. Dans l'inscription d'Athènes, point d'acheteur ni de vendeur; aucune trace de vente, aucun acte qui modifie la condition des personnes; seulement les noms des fugitifs et de leurs an­ciens maîtres, avec la mention uniforme d'une phiale du poids de 100 drachmes donnée par chacun des nouveaux libérés : la divinité n'est pas même nommée à ce propos. C'est qu'en effet cette inscription n'est, sous aucune forme, un acte d'af­franchissement. Elle contient seulement deux faits, quant à l'état des donateurs : ils avaient été esclaves, car ils ont fui leurs maîtres; et ils sont libres, car ils figurent avec leur do­micile propre en regard des maîtres qu'ils ont fuis. Mais de
1 Dion Chxysost. Orat. XV, p. 24o-24i-
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ces deux laits se déduisent les conditions et les formes de leur libération. Il y a eu rachat, puisque la liberté n'a pu résulter du simple recours à l'asile; et il y a eu rachat forcé, ou du moins transaction sous la menace de la contrainte légale, car le recours à l'asile témoigne que l'esclave est sorti de la mai­son du maître contre la volonté de ce dernier.
L'inscription, sans en rien dire, suppose donc nécessaire­ment l'application de la loi que nous avons exposée; et son silence en ce point, loin d'infirmer nos inductions, est une preuve de plus du véritable caractère de cette sorte de vente. Ce n'est pas un acte religieux dérivant de la seule autorité du lieu sacré; c'est un acte civil qui a été conclu, qui a pu être consigné ailleurs : et l'inscription n'est pas tellement muette sur ces formalités, qu'on ne puisse y trouver quelque trace de leur accomplissement. Nous avons eu l'occasion d'établir en un autre lieu que l'affranchi en Attique devait entrer dans la classe des étrangers résidents ou métèques, et, par conséquent, avoir un domicile constaté par son inscription sur les registres publics : déclaration à défaut de laquelle le métèque pouvait être poursuivi et réduit en esclavage. Les donateurs ont dans l'inscription un domicile, et pour plusieurs un état déclaré; et de cette mention il nous semble permis de conclure, non-seulement que l'affranchissement est effectué, mais que les formalités civiles qui s'y rattachent ont été accomplies.
Voilà comment s'est faite la libération des esclaves; voilà pourquoi les conditions n'en sont pas exprimées ici. La ques­tion , dégagée de cette première difficulté, se ramène à des termes fort simples. Si l'inscription n'est pas un acte d'affran­chissement, quelle en est la portée et quel sens faut-il donner à ces offrandes dont elle contient la liste? La réponse se tire d'elle-même des prémisses que nous avons posées. Sans avoir
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le droit d'obtenir par lui-même la liberté aux réfugiés, le temple, nous l'avons dit, pouvait cependant leur donner protection. Il les a recueillis depuis le moment de leur fuite jusqu'à l'issue de leur transaction avec leurs maîtres. Et cet asile, tout étran­ger qu'il fût à l'acte principal de libération, n'en avait pas moins pour l'esclave une importance considérable, puisqu'il le défendait contre les sévices de son maître en un temps où ce dernier devait être d'autant plus porté à mal user de son pouvoir, que l'esclave cherchait à s'y soustraire. C'est le bien­fait que le réfugié, devenu libre, payait par le don d'une phiale; et c'est l'acquittement de cette offrande que l'inscription a pour but unique de constater.
Ainsi, il y a dans l'ensemble des circonstances qui se rat­tachent à l'inscription deux séries de faits très-étroitement unies et pourtant très-distinctes : l'une qui relève du temple, l'autre des tribunaux ordinaires; la première exprimée, la seconde nécessairement sous-entendue : en deux mots, l'asile donné aux esclaves et leur libération de par la loi civile. Mais si l'inscription ne nous dit pas et n'a point à nous dire que la libération des réfugiés s'est faite à prix d'argent, elle nous ap­prend en revanche une curieuse particularité : c'est que l'asile donné par le temple n'a pas été donné gratuitement. En effet, l'offrande consignée dans l'inscription n'a pas dû être pure­ment volontaire, car elle est uniforme pour tous1. C'est une sorte de taxe, et la pierre qui en contient le détail n'est pas un ex-voto : un semblable monument n'est consacré par plusieurs à la fois que lorsqu'il est l'expression d'une pensée commune.
ainsi, sans doute, l'honneur d'assister, la tête ceinte d'une couronne, aux jeux Py-théens célébrés en ce lieu. (Voy. Bceckh, Corp. inscr. 2 363.)
1 On trouve un exemple analogue dans unesuite d'offrandes decouronnes du poids de 1 oo drachmes faites au temple d'Apollon à Carthéa, par des magistrats qui payaient
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Or ici tout repousse l'idée d'un semblable concert. 11 s'agit d'es­claves appartenant à différents maîtres, ayant fui et s'étant fait affranchir à des époques probablement diverses, et faisant leur offrande distinctement. L'inscription qui nous en a conservé ré­munération est donc un acte de l'administration du temple; et l'on sait, notamment par les inventaires annuels dressés dans un autre temple de Minerve, au Parthénon, combien cette comptabilité était exacte et régulière1; on sait avec quel soin l'on inscrivait sur la pierre la désignation et l'origine des divers objets consacrés2. Même quand on devait refondre certains vases d'or ou d'argent pour en faire servir la matière à quelque autre usage, on se faisait un devoir, avant de les détruire, d'en graver la liste avec les noms de ceux qui les avaient offerts3.
Le marbre dont nous parlons est un monument de ce genre; c'est une des tables où l'on inscrivait, comme sur un registre officiel, ces offrandes, ou, pour mieux dire, cette sorte de re­venus â/SL temple dans l'ordre de la perception. Ainsi, les bien­faits des dieux avaient leur prix, et leur prix tarifé, bien qu'il sût revêtir les dehors d'une consécration religieuse. C'était ici, sous la forme sacrée d'une phiale, une somme d'argent bien pesée, et une somme qui s'élevait au cinquième ou au quart de la valeur moyenne des esclaves.
On voit comment s'efface, dans la réalité, cette auréole dont les poètes environnaient le droit d'asile. C'était toujours le droit sacré de la Grèce, le signe par lequel elle prétendait se distinguer des barbares; c'était le droit tout particulier de l'At­tique, la-terre d'asile par excellence, qui se faisait gloire d'a-
1 Bœckh, Corp. ïns.'ti" 137-142.
2 Voy. entre autres n° 2867.
3 \va hè toïs àva[6eïo-i]v viropiv[>jp.aTa $ tûv] âvâdëpAruv, boa péXksi xaTaoxs[vao-Orjvai tous] iepâpxjxs olrjoavTas ëxaolov
àvàdepa [âvaypatyai sis olrfXyv XidivYjv tôts Ôvop.a tov àvadévTos xal tï)v •crôXir ê£ rjs âv 9/ xal tj)v akxrjv toû àvadépatos xal tov vop.lap.aTOs. (Bœckh, n° 1570.)
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voir institué, répandu dans le monde, les lois des suppliants, accueilli, protégé toutes les grandes infortunes : et le malheur n'y trouvait pas seulement un refuge aux autels des dieux; il y avait son sanctuaire, l'autel de la miséricorde, dont l'an­tique renommée, franchissant les bornes de la Grèce, trou­vait encore, dans le chantre de la Thébaïde, des vers dignes de la célébrer1.
Mais ce n'est pas seulement dans cette épopée étrangère que l'on est réduit à recueillir comme un lointain écho de cette tradition poétique; elle remplit le théâtre grec. A ses plus grandes époques, le théâtre a cherché dans le droit des suppliants l'un des principaux ressorts de ses drames, la source la plus féconde des émotions tragiques : la pitié, la terreur. Eschyle, si énergique à flétrir dans les Euménides, par la voix de ces divinités vengeresses, le droit d'asile couvrant le parri­cide , consacrait une de ses tragédies à l'usage légitime de ce droit vénéré; je veux parler des Suppliantes, où, pendant toute l'action, il tient l'âme du spectateur suspendue aux craintes, aux espérances, aux joies des Danaïdes fuyant, à travers les mers, les fils du barbare Egyptus, et trouvant à l'autel de Jupiter Hos­pitalier, sur le sol de leur ancienne patrie, un refuge passager contre ce fatal hyménée, si plein de douleurs et de crimes! Sophocle n'a pas un autre objet dans Y Œdipe à Colone : c'est OEdipe à son dernier jour, allant, sans le savoir, chercher un lieu de repos dans le bois des Euménides, et, dès l'exposition du drame, se présentant aux Athéniens environné de cette ter­reur sacrée dont les redoutables déesses couvraient leurs sup­pliants; accueilli par le peuple d'Athènes, malgré l'horreur attachée à sa personne, poursuivi par l'impie Créon, qui, pour le contraindre à le suivre, lui enlève la fidèle Jsmène et
1 Stace, Tkéb. XII, 48i-55.
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celle qui était sa providence au milieu des rigueurs de la fata­lité, la tendre Antigone; mais défendu par Thésée, retrouvant, grâce à lui, ces deux soutiens de sa vieillesse, et, du milieu de l'orage où il va s'abîmer, léguant aux Athéniens, pour prix de ce dernier asile, les hautes destinées promises au mystère de sa tombe. —Et dans Euripide, que de scènes où le droit des suppliants mis en péril laisse les esprits dans une douloureuse anxiété. On s'intéressait à ces nobles victimes; on maudissait les violences qui les voulaient arracher des autels; on n'avait point assez d'horreur pour ces ruses sacrilèges qui, sous les formes d'un respect hypocrite, comptaient bien les en tirer, sans toucher à leur personne, par la faim, par le feu, par mille autres tortures. Qui ne se sentait touché de compassion en voyant les enfants d'Hercule, vainement rassemblés par leur mère aux pieds de Jupiter Sauveur, couchés sur la terre nue, privés des choses les plus nécessaires à la vie, et menacés du feu par un tyran qui trouvait la faim trop lente à lui livrer sa proie? Et lorsqu'Andromaque, insensible à une pareille menace, cédait à une épreuve bien plus terrible pour une mère, lorsqu'à la vue de son fds, que Ménélas jurait de faire périr si elle ne renonçait à la protection de l'asile, elle se li­vrait en disant : «Venez, je quitte cet autel, je m'abandonne à vous, frappez, égorgez, chargez-moi de chaînes, livrez-moi au dernier supplice... Ta mère, ô mon fris, descend dans le tombeau pour racheter tes jours... Oui, nos enfants sont notre
vie.....» Qui ne répétait avec le chœur : « Ses paroles m'ont
ému; les malheurs de tous les mortels, fussent-ils même étran­gers, sont dignes de pitié... »? Et cette sympathie de tout un peuple assurait aux suppliants un appui sans lequel ils eussent vainement eu recours aux lieux sacrés. Mais ces grandes tra­ditions poétiques qui rattachaient le droit d'asile aux princi-
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pales époques de l'histoire d'Athènes, ces vives émotions de la tragédie qui, en fortifiant dans les âmes le sentiment de la miséricorde, garantissaient l'inviolabilité des suppliants, toute cette gloire nationale, toute cette pitié populaire s'escomptaient à prix d'argent dans les temples. Le refuge des autels, cette antique dette de l'hospitalité des dieux envers les hommes, figurait, dans les comptes de leurs économes, au chapitre des recettes. Au droit d'asile s'était rattaché un droit de fisc.
Résumons en quelques mots les conclusions de cet examen.
Des esclaves ont fui dans un temple ; ils sont devenus libres, et font individuellement à la divinité du lieu l'offrande d'un vase du même poids pour chacun : tels sont les faits constatés par l'inscription. Ces fugitifs, entrés esclaves dans le lieu sacré, n'en sont pas sortis libres par la seule vertu de l'asile, comme le suppose M. Curtius. Si respecté qu'il fût parmi les Grecs, le droit d'asile n'avait pas assez d'influence pour suivre le fugitif jusqu'en dehors du sanctuaire, pour aller jusqu'à le soustraire, non-seulement au ressentiment, mais à la puissance même du maître, sans nul égard pour les droits de la propriété. Un tel privilège eût été comme une abolition de l'esclavage, à la vo­lonté des esclaves : c'en est assez pour écarter l'idée qu'Athènes ou tout autre peuple de la Grèce ait jamais pu le reconnaître. Mais Athènes, qui ne voulait pas mettre en liberté ses esclaves, usait de ménagements envers eux pour les mieux garder; et parmi ces mesures, inspirées par une sage politique, était le droit donné au serviteur maltraité de se faire vendre à un autre maître.
C'est par cet usage que nous avons essayé d'expliquer le silence de l'inscription de l'Erechtheion sur la libération des fugitifs qu'elle nous montre affranchis. Nous avons établi d'a­bord que le droit de changer de maître, associé dans Aristo-
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phane à l'idée de fuir au temple de Thésée, ne s'y rattachait pas exclusivement, qu'il ne se liait même pas nécessairement au droit d'asile; mais nous avons reconnu que le droit d'asile pouvait utilement s'y joindre, soit comme mode d'appel, soit comme moyen de protection pour l'esclave maltraité; et parmi les lieux de refuge les plus fameux, est précisément le lieu où l'on a trouvé la pierre dont il s'agit. Notre hypothèse ainsi justifiée par l'origine de l'inscription, nous avons montré qu'elle était nécessaire pour rendre compte de ce qu'il y a de plus essentiel dans son texte. Au fond, le monument n'est pas autre chose qu'une table où l'on inscrivait les offrandes reçues des esclaves réfugiés, après leur libération; et nous avons dit que l'uniformité de ces offrandes prouve qu'elles sont, non pas un don gratuit, mais un prix; et le prix, non de la libé­ration , mais de l'asile. Mais comment et à quelle condition la liberté elle-même a-t-elle été acquise? Tel est le point où s'applique précisément la loi citée. Il y a eu rachat, puisque les fugitifs sont libres; et il y a eu rachat forcé, puisque les libérés étaient fugitifs. C'est tout un acte de droit civil qui s'est accompli entre la fuite de l'esclave, marquée par sa qualité de fugitif (dTtoÇvyœv), et l'offrande par laquelle il s'acquitte de ce service envers le sanctuaire qui l'a recueilli ; acte capital dont l'inscription ne parle pas, mais que la nature de son texte présuppose, et qu'il faut rétablir si l'on veut avoir l'ex­plication d'une autre donnée de l'inscription que M. Curtius rapportait faussement à l'influence du droit d'asile : l'état de liberté des réfugiés.