DU MONOTHÉISME
CHEZ LES RACES SÉMITIQUES
Observations sur un Mémoire de M. E. Renan, lues à l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, dans les séances du 8 et du 15 juillet 1859.
Je demande à l'Académie la permission de la ramener par quel­ques observations sur un débat dans lequel, ayant l'honneur de pré­sider la compagnie, je voyais chez les autres trop d'empressement à demander la parole, pour la prendre moi-même. Je ne me propose pas de reproduire ici les traits si forts qui l'ont marqué, ni de cher­cher à saisir à mon tour, dans ses brillantes évolutions, cette pensée si finement déliée qui échappait aux étreintes les plus serrées de ses contradicteurs. Je reconnais que, sans renier le fond de son système, notre savant confrère M. Renan s'est prêté à plus d'un accommode­ment : il aurait volontiers rayé le mot même de monothéisme de son mémoire; il aurait tout réduit à une simple façon d'envisager la na­ture; et la discussion si vive à son début a pu se terminer à l'amia­ble. Mais enfin, puisque malgré toutes ces explications notre sa­vant collègue a imprimé son travail tel qu'il l'a M, je l'examinerai tel qu'il l'a imprimé1. Venant après tous les autres, j'aurai encore l'avan­tage de l'apprécier, comme M. Renan désirait qu'on le fît, dans son ensemble. » 
La thèse de M. Renan est, jusqu'à un certain point, le développe-
1 Journal asiatique, V° série, t. XIII, n°s 50 et 51, février-mars et avril-mai
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ment d'une idée biblique, à savoir que la race de Sem est demeurée, entre toutes les autres, la plus fidèle à la notion du vrai Dieu : car on ne peut pas supposer que notre savant confrère veuille établir qu'une race ait inventé Dieu plus qu'une autre. Quoique disposé à souscrire à sa thèse ainsi conçue, j'aurai pourtant quelques réserves à faire sur la manière dont il l'expose. Et d'abord, je relèverai dans les prélimi­naires quelques principes dont il serait dangereux de trop user en his­toire. M.Renan dit justement que, « pour juger le caractère d'une nation et d'une race, il faut considérer ce qu'elle a fait dans le monde, re­chercher par quoi elle a marqué sa trace dans l'histoire, voir en quoi elle a réussi. » (Pag. 244.) Mais, après avoir dit que, « lors même que le monothéisme pur aurait été parmi le Sémites le partage exclusif du peuple juif, on n'en serait pas moins autorisé à faire figurer ce trait dans le caractère général de la race, » il ajoute ; « Le caractère général d'une race doit être dessiné d'après celui des fractions qui le représentent le plus complètement.» (P. 215.) C'est ici que je vois un péril, et il ressort clairement de l'exemple même où notre savant confrère a fait l'ap­plication de son principe. Pour juger des aptitudes de la race indo­européenne, je comprends qu'on aille d'abord en Grèce, et dans la Grèce à Athènes; mais, si l'on veut juger de la race dans son ensem­ble, ou, pour nous réduire à un champ plus étroit, si on veut se faire une idée générale des Grecs, il faudra, auprès des Athéniens, placer les Spartiates; et, si l'on trouve chez ces peuples des choses contradic­toires, ce sera une raison pour ne les point rapporter trop aveuglé­ment à des tendances de race. L'idée qu'on se formera sera moins simple peut-être; mais que sert-il qu'elle soit simple si elle a le vice que Descartes nous signale dans le résultat des dénombrements in­complets? Le faux peut avoir un éclat qui ne vaudra jamais les cou­leurs moins tranchantes de la vérité nue. 11 serait fort souhaitable, sans doute, qu'en histoire, comme en mathématiques, tout se pût ra­mener à quelques formules ; mais la nature des choses ne le com­porte pas : Non potest artifex mutare materiam. C'est pourquoi je ne puis admettre cette pensée dont l'inspiration se trahit par la forme même qui la rend : « Une race, dans son ensemble, doit être jugée d'après la résultante finale qu'elle a insérée dans le tissu des choses humaines. » (P. 246.) Et je n'admets pas davantage cette conclusion que « quand même nous ne saurions rien des antiquités de la race sé­mitique, nous sérions autorisés à l'appeler une race monothéiste, puisque le rôle de celle de ses branches qui est arrivée à une impor­tance de premier ordre a été de fonder le monothéisme dans l'huma­nité. » (P. 216-217.) Car cela suppose que, si cette branche a été monothéiste, elle l'a été de race : ce qui est à démontrer.
Une autre chose m'inquiète encore, dès le début, sur la solidité du
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terrain où la question s'agite. M. Renan ne parle point seulement de la conception du monothéisme, mais de son expansion dans le monde. Après avoir rapporté à la race sémitique le judaïsme, le christianisme et l'islamisme, il résume ces trois faits « en la conversion du genre humain au culte du Dieu unique. » Et il ajoute : « Aucune partie du monde n'a cessé d'être païenne que quand une de ces trois religions y a été portée; et de nos jours encore la Chine et l'Afrique arrivent au monothéisme non par le progrès de la raison, mais par l'action des missionnaires chrétiens et musulmans... Tant il est vrai qu'une sorte d'inoculation sémitique est nécessaire pour rappeler l'espèce humaine à ce qu'on a nommé la religion naturelle avec assez peu de rai­son, ce semble, puisqu'on réalité l'espèce humaine, en dehors delà race sémitique, n'y est guère arrivée par ses instincts naturels. » (P. 215.) Mais, s'il est vrai que les trois religions nommées ont eu chez les peuples sémitiques leur berceau, au moins n'est-ce pas là seulement qu'elles ont eu leurs apôtres. Si les Juifs ont été les premiers prédicateurs de la foi chrétienne, et les Arabes de l'islam, ces deux religions ont vu d'autres peuples encore travailler à leurs progrès : les Persans, les Turcs, pour les deux principales branches de l'islam; les Grecs, les Romains, les peuples, germaniques, toutes les races, selon les temps et les lieux, pour la foi de Jésus-Christ. Comment donc refuser à ces nouvelles générations de croyants la capacité rapportée aux pre­mières ? M. Renan la leur accorde, mais par« une sorte d'inoculation sémitique. » (P. 215.) L'inoculation joue un grand rôle dans ce système de physiologie transcendante où il prétend qu'est « le secret de tous les événements de l'histoirc de l'humanité. » (P. 440.) «Une légère infusion de sang a suffi, nous dit-il, pour créer dans l'histoire ce qu'on peut appeler une période germanique de moyen âge). » (P. 448.) Le sang finit même par n'y plus être « presque pour rien. » (P. 446.) « Avec le temps les races en viennent à n'être plus que des moules intellectuels et moraux. » (P. 448.) Et notre savant confrère nous dit que « l'isla­misme est un moule si impérieux pour les nations qui s'y assujettis­sent, que tous les peuples musulmans deviennent en quelque sorte des sémites. » (P. 440.) Je ne conteste pas l'influence des races; jene nie pas qu'elle puisse se continuer parmi les croisements ou malgré les mélanges: mais je me défie delà flexibilité d'un système qui, après avoir tant donné à ia vertu du sang, finit par en tenir si peu compte dans les développements de l'humanité.
Mais revenons, avec notre savant confrère, aux temps anciens, à ces temps où les races sont encore « des faits physiologiques » (p. 446), et voyons si le monothéisme s'y manifeste comme étant essentielle­ment propre aux races sémitiques.
Dans la suite de cette étude, je serai d'accord avec M. Renan sur
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plusieurs points qu'il s'est particulièrement proposé d'établir, et il sera, je l'espère, d'accord avec moi sur plusieurs autres que je veux mettre un peu plus en lumière.
Notre savant confrère a établi : 1° que le fond de la religion hé­braïque a été, dès la plus haute antiquité, monothéiste; 2° que les autres sémites ont dû avoir à l'origine une religion peu différente. Je ne vois aucune raison de lui contester ces deux points. M. Renan a trouvé la preuve de la croyance au Dieu unique chez les Juifs, dans les livres les plus anciens du peuple hébreu. On lit, il est vrai, dans le livre de Josué (xxiv, 14.) : « Otez les dieux que vos pères ont servis en Mésopotamie et en Egypte; » et je ne veux rien retrancher de la valeur de ces paroles : mais il n'en est pas moins certain qu'an­térieurement à Abraham le Dieu unique fut connu de la race d'où le patriarche descendait; et c'est à bon droit que notre confrère a appelé en témoignage tous les récits de la Genèse. 11 a montré, avec l'auto­rité que lui donne son grand savoir dans les langues orientales, que le pluriel elohim, dans la Genèse, ne marque pas une pluralité de dieux; que c'est toujours Jéhovah, l'être par excellence; que le monothéisme n'est ni l'invention d'Abraham, ni l'œuvre de Moïse, ni un emprunt fait à l'Egypte, dont la religion, quoi qu'elle ait pu être au fond, n'a frappé les Juifs que par ses formes idolâtriques. Enfin il en a signalé la trace dans un grand nombre de noms hébreux : Israël, Elziel, Elcana, Raguel, etc., — bien que la trace du nom de Dieu, subsistant dans les noms, ne prouve point, à mon sens, par elle-même, que la croyance en lui subsiste dans les esprits.
Ce que M. Renan a établi pour les Juifs, je suis disposé à l'admet­tre avec lui, dans une certaine mesure, pour les autres tribus noma­des de la même race : non que l'on rencontre chez elles le culte du vrai Dieu comme chez les Juifs; mais la preuve qu'elles y ont cru peut se retrouver dans les noms en usage parmi elles : et non pas seulement dans les noms d'hommes, mais jusque dans les noms de toutes ces divinités dont le culte même était un démenti à la croyance au Dieu unique. Notre savant confrère l'a montré non-seulement chez les po­pulations nomades, comme les Juifs, ou rattachées à eux par les liens d'une parenté plus étroite : les Iduméens,les Arabes en un mot, ce qu'il appelle les Térachites (descendants de Tharé) ; mais même chez ces autres peuples de langue sémitique, fixés au sol et plus avancés en civilisation : les Syriens, les Phéniciens, les Babyloniens.
Est-ce une preuve que le monothéisme soit essentiellement propre à ces peuples?
Ici que M. Renan me permette de ne plus être avec lui et de passer du côté de ses contradicteurs.
En dehors des Juifs qui ont le culte du Dieu unique, il y a, je le
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reconnais, cliez les autres peuples sémitiques, des vestiges de mono­théisme dans les noms d'hommes et même dans les noms de divinités. Mais chez les peuples des races les plus diverses, on en retrouve la trace bien mieux que dans des noms; on la retrouve dans des pensées qui témoignent non pas seulement d'une croyance éteinte peut-être depuis des siècles, mais d'une croyance et d'une aperception tout ac­tuelles chez ceux qui les expriment : en Egypte, en Chine, dans l'Inde, dans la Perse, chez les Grecs. Nos confrères les plus autorisés n'ont eu qu'à recueillir leurs souvenirs pour en fournir, séance tenante, la preuve à l'égard de chacune de ces races. Si en l'absence d'un culte formel, on pouvait établir, sur de simples indices ou des exemples iso­lés, que le monothéisme est de race chez un peuple, il faudrait dire que le monothéisme est de race dans tout le genre humain.
Ces peuples (Égyptiens, Chinois, Ariens ou autres) sont pourtant bien idolâtres, polythéistes ; mais les peuples sémitiques le sont-ils moins? Ici M. Renan est bien près de se trouver d'accord avec moi. 11 dit des peuples les plus rapprochés du peuple juif : « Il est vrai que, dès l'époque de l'entrée des Israélites dans la terre de Chanaan, les autres Térachites nous paraissent en général adonnés aux religions chananéennes de Milkom, de Baal-Peor, de Chamos. Mais cela s'ex­plique d'une manière fort naturelle. Seuls parmi les peuples rattachés à Tharé, les Israélites arrivèrent à se constituer un système de pré­cautions suffisant pour maintenir victorieusement leur culte patriar­cal. Il arriva pour les autres Térachites ce qui serait arrivé cent fois pour les Israélites, si l'aristocratie intellectuelle de la nation, forte­ment attachée au monothéisme et hostile aux images sculptées, n'eût organisé autour du peuple une garde sévère pour le préserver de tout contact avec l'étranger.» (P. 231.) Et un peu après : «En général les tri­bus de sémites nomades paraissent avoir pratique en religion une sorte d'éclectisme : les cultes les plus divers coexistaient parmi eux. C'est ainsi que dans l'ancienne Arabie on trouve presque tous les cultes pratiqués par les indigènes, et cela sans préjudice, comme nous es­sayerons de le démontrer bientôt, d'un fond toujours persistant de mo­nothéisme patriarcal. » (P. 252.) Il parle du« penchant qui entraînait les sémites nomades non liés par des institutions religieuses conserva­trices à adopter les cultes étrangers, le leur étant trop simple pour résister à la perpétuelle séduction que les religions compliquées ont coutume d'exercer autour d'elles. » 11 dit en particulier des Arabes : « Il n'a jamais été dans ma pensée de soutenir qu'il n'y eût en Arabie beaucoup de païens : l'Arabie, à cette époque, n'avait aucune religion exclusive. Ce que je maintiens, c'est qu'au milieu de l'éclectisme reli­gieux qui régnait dans le pays le culte du Dieu suprême avait conservé de nombreux adhérents. » (P. 249.) La question de nombre n'est pas ré-
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solue par les noms en el, qu'on trouve chez les Arabes; ces noms, loin de prouver que le monothéisme y soit dominant, ne prouvent même pas, nous le répétons, qu'il y soit subsistant ; car l'argument ne peut pas avoir plus de valeur chez un peuple que chez un autre. Les noms en el ne prouvent donc pas plus la perpétuité du monothéisme chez les Sémites, que les noms dérivés de Tltéos (Théon, Théognis, Théo-crite, Théodore, Théopompe, etc.) ne prouvent qu'il florissait chez les Grecs plusieurs siècles avant Jésus-Christ. Ajoutons que, pour l'éta­blir, il faudrait tout autre chose en ce qui touche les Arabes ; car, pour eux, on n'est pas réduit à chercher dans les racine» des noms l'indice toujours fort incertain de ce qu'ils ont pu croire: on a des monuments de leur littérature avant Mahomet. Or notre savant confrère a avoué, ce me semble, que la poésie, qui est si naturellement l'expression des idées religieuses d'un peuple, n'offre chez les Arabes aucune trace de monothéisme, et qu'elle est absolument étrangère à ce qui est 1'inspiration de la poésie des Hébreux. L'histoire n'en dit pas davan­tage : car le jugement de notre savant confrère lui-même sur les histo­riens arabes postérieurs à Mahomet (p. 237) nous autorise à n'accorder à leur témoignage aucune valeur; et, si quelque document nous mon­trait la croyance au Dieu unique subsistant en quelques esprits, il faudrait tenir compte encore de six siècles d'influence chrétienne, de mille ans et plus d'influence juive. On doit donc reconnaître que l'is­lamisme n'est pas l'expansion naturelle d'un mouvement d'idées propre au peuple arabe : c'est un emprunt que Mahomet ne cache guère, tout en le marquant au sceau de son propre génie; et, quand il prétend ne faire autre chose que ramener les Arabes à la religion d'Abraham, on le peut croire, mais à la condition de remonter jusqu'à Abraham.
S'il en est ainsi de-cette première division des peuples sémites, que sera-ce de l'autre : Syrie, Phénicie, Babylonie? Babylonc est pour les Hébreux la grande prostituée, la reine de l'idolâtrie. M. Renan avait bien eu la pensée de retrancher les Babyloniens et les Assyriens de la race sémitique'; mais, les inscriptions cunéiformes ont été lues, et elles ne laissent point de doute que la langue de ces peuples ne les rattache à la race de Sem. Notre savant confrère veut au moins les rejeter sur le second plan, et, en vertu de la règle qu'il a posée plus haut, savoir que « le caractère général d'une race doit être dessiné d'après celui des fractions qui le représentent le plus complètement, » il se croit presque autorisé à n'en pas tenir compte. « En effet, dit-il, quelque importantes que soient les fractions de la race sémitique qui viennent d'être nommées, est-ce par elle que cette race a surtout agi
* Histoire des langues sémitiques, t. I. ch. h, p. 51 et suiv.
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dans le monde? On ne saurait le soutenir. Qu'est-ce que la Phénicie dans l'histoire universelle, comparée à la Judée? Qu'est-ce que Baby-lone, comparée à l'Arabie? Le rôle des deux familles chananéenne et araméenne est donc secondaire, à côté des deux révolutions colossales auxquelles ont présidé les Sémites monothéistes. » (Journal asiatique, ibid., p. 255.) La conversion du monde au culte d'un seul Dieu est le fait le plus considérable, sans doute ; mais le reste n'est point à né­gliger dans l'histoire des peuples. Ninive et Babylone, c'est la con­quête et le plus durable empire de l'Asie ; la Phénicie, c'est la prise de possession du monde par le commerce, un commerce qui s'étend en présence même des Grecs, et qui se continue par Carthage, toujours dominant, jusqu'au temps des Romains. Si ces peuples eussent été mo­nothéistes de race, c'est par eux que le monde aurait dû être converti. Mais tant s'en faut qu'ils aient tenté de le faire, que nulle part, au contraire, l'idolâtrie n'a été plus puissante : et notre savant confrère est bien loin de le nier. Seulement, il se demande « s'il est bien dé­montré que la religion essentiellement païenne et la civilisation indus­trielle et commerciale de la Phénicie, de la Syrie et de la Babylonie fussent le fait de la race sémitique, » et il est tenté d'y voir « l'héritage de la vieille race civilisée qui semble avoir précédé dans l'Inde et dans l'Asie occidentale l'arrivée des races ariennes et sémitiques. » Mais il est trop aisé de rejeter tout ce paganisme sur cette vieille race dont, à cet égard, on ne sait rien assurément. Aussi loin qu'on puisse re­monter dans l'histoire des Babyloniens et des Phéniciens, on les trouve tels que les temps postérieurs les ont montrés ; et, quand bien môme, en se plaçant avant toute histoire, on prétendrait avoir le droit de dire d'où le polythéisme leur vint, il faudrait convenir qu'ils s'en sont bien facilement accommodés, tout monothéistes de race qu'on les suppose. Nous ne pouvons donc partager le sentiment de notre savant confrère, quand après ces hypothèses hardies sur les temps antéhistoriques, passant à l'histoire, il s'en montre moins assuré et dit : « Les antiquités de l'Asie occidentale nous sont encore trop peu connues pour que, dans une peinture à grands traits, on dût mettre sur le même plan des faits incertains et obscurs, comme ceux de la vieille histoire phénicienne et assyrienne, et des faits qui, comme le judaïsme, le christianisme et l'islamisme, ont changé la face du monde et continuent encore d'y fructifier. » (P. 236.) Les faits n'ont pas besoin d'être encore subsistants pour être acquis à l'histoire avec une entière certitude. L'idolâtrie de Babylone, de Damas et de Tyr a eu son temps ; le christianisme et l'islamisme subsistent toujours : mais pour les temps anciens l'idolâtrie de Babylone, de Damas et de Tyr est un fait qui n'est ni plus incertain ni plus obscur que le monothéisme des .Juifs, car il a sa preuve aux mêmes sources. Quand on parle de
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la religion de ces peuples en ce temps-là, il faut donc en comprendre les éléments divers, à litre égal, dans le jugement qu'on en doit porter.
Ces peuples sont donc polythéistes aussi bien que les autres; tout ce qu'on pourrait dire, c'est qu'ils le sont d'une autre manière, et c'est ce que notre savant confrère entreprend surtout d'établir : « Chez les peuples ariens, dit-il, le polythéisme est le fond même de toute la religion ; » chez les sémites, « il est superficiel et semble tenir à des malentendus » (p. 257) ; et, par l'analyse étymologique des noms de divinités, il essaye de montrer « le procédé fondamental par lequel s'est formé le polythéisme sémitique. » (P. 259.) Nous ne nions pas que les peuples aient pu tomber dans le polythéisme par des voies différentes: voie de généralisation, voie de « spécialisation.» Mais qu'importe que le nom de telle divinité sémitique puisse s'appliquer au Dieu unique, si à côté se trouve une autre divinité portant aussi un nom de Dieu unique? si le dieu unique, Bel, partage les honneurs divins avec la déesse unique, Mylitta ou Alitta? Qu'importe que les Cabires soient les grands dieux, si les Cabires sont plusieurs dieux? Et comment croire enfin que le mot el ait la vertu d'imprimer le caractère du Dieu unique à tous les dieux dans le nom desquels il entre comme radical, si les dieux que Rachel dérobe à Laban, et qu'elle cache sous les cou­vertures de ses chameaux sont des elohim? (Gen., xxxi, 30 et suiv.) Voilà pour les malentendus ; quant au « procédé de spécialisation, » a-t-il mieux que l'autre empêché les Sémites d'aboutir à tous les excès des religions naturalistes? Mylitta est la déesse par excellence, mais on se prostitue en son honneur; Adonis est le dieu suprême, mais son culte célèbre les renouvellements de la nature; Moloch (pour en venir aux peuples plus voisins des Juifs), Moloch a un nom qui veut dire roi et se peut rapporter à Dieu, mais Moloch est le feu, et on lui brûle des enfants.
Notre savant confrère répond à cela que « en théologie lès mots sont plus que les choses. » (P. 272.) Je n'ai point à défendre la théologie devant M. Renan; et je ne sais s'il ne la confond pas avec une certaine philologie pour laquelle, en effet, les choses sont moins que les mots; mais dans tous les cas il n'en est point ainsi en histoire : or les cul­tes appartiennent à l'histoire. J'ai donc le droit de conclure que ces peuples, malgré les traces de la croyance à un Dieu unique, subsis­tant ou survivant dans les noms des dieux ou des hommes, étaient adorateurs de dieux multiples; ils étaient polythéistes comme les autres, et pas beaucoup autrement que les autres.
Le polythéisme est donc la forme dominante de la religion chez tous les peuples sémitiques fixés ou nomades, à l'exception des Juifs : et dès lors comment donner le monothéisme comme déterminant le caractère général de la race? Mais, chez les Juifs mêmes, le mono-
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théisme est-il de race? On peut dire que,-si la croyance au Dieu uni­que est dans toutes les pages de leurs livres, l'adoration des dieux étrangers se montre à toutes les époques de leur histoire : — en Mé­sopotamie, avant Abraham : nous avons cité le passage de Josué (xxiv, 15); — en Egypte: même témoignage, et bien d'autres soit dans Moïse, soit dans les prophètes t; — dans le désert : non-seulement le veau d'or, souvenir d'Apis2, mais les dieux des Moabites5 et le dieu des Ammonites, Moloch, à qui ils immolent leurs propres enfants *; — dans la Terre promise, pendant toute la période des Juges : c'est le résumé de cette histoire, placé en tète du livre qui la contient : « Et les fils d'Israël ont fait le mal en présence du Seigneur, et ils ont servi les Baal ; ils ont abandonné le Seigneur, Dieu de leurs pères, qui les avait tirés d'Egypte, et ils ont suivi les dieux étrangers, les dieux des peuples qui habitaient autour d'eux, et ils les ont adorés; et ils ont poussé le Seigneur à la colère, l'abandonnant pour servir Baal et Astarolh. Et le Seigneur, irrité contre Israël, les a livrés aux mains des ravisseurs qui les ont pris et vendus aux ennemis établis alentour... Et ils ont été grandement accablés; et le Seigneur a suscité des juges pour les tirer d'entre les mains de leurs dévastateurs : mais ils ne les ont pas voulu écouter, prostituant leurs hommages aux dieux étrangers et les adorant... Lorsque le Seigneur suscitait des juges, il se laissait toucher de miséricorde, il écoutait les gémisse­ments de son peuple affligé, et les délivrait du fer de leurs dévasta­teurs ; mais, après que le juge était mort, ils retombaient et faisaient pire que n'avaient fait leurs pères, suivant les dieux étrangers, les servant ét les adorant3 etc. — Sous les rois : on connaît la triste fin de Salomon : « Comme il était déjà vieux, son cœur fut perverti par les femmes pour suivre les dieux étrangers... et il honorait Aslarté, déesse des Sidoniens, et Moloch, idole des Ammonites,... et il éleva un temple à Chamos, idole de Moab, sur la montagne qui est en face de Jérusalem, et à Moloch, idole des enfants d'Ammon 6, etc. — Ar­rive le schisme : dix tribus sur douze sont entraînées officiellement -et demeurent dans l'idolâtrie7. C'est, au moins pour les formes, le culte égyptien des veaux d'or, sous l'influence de Jéroboam qui re­vient d'Egypte ; puis, sans préjudice des veaux d'or, le culte phéni-
1 En particulier Ezech., xx, 7 et xxiii.
2 Exod., xxxii, 4, etc.
3 Num., xxv, 2.
4 Lévit., xviii, 21 et xx, 2.
5 Jud., ii, 11 etsuiv.
6 III Reg., xi, 4 et suiv.
7 Reg., xii, 28 et suiv.
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cien de Baal sous l'influence d'Achab et de Jézabel1. Mais le royaume de Juda, qui avait le temple de Dieu, n'y était guère moins infidèle : té­moin le culte impur introduit à Jérusalem par la mère d'Asa ; les règnes d'Athalie et d'Achaz2; les idoles renversées par Ezéchias, rétablies par Manassé et installées jusque dans le temple5 : c'est Baal, c'est Moloch, le soleil, la lune, les douze signes, toute la milice du ciel, et tout cet appareil d'idolâtrie et de débauche dont le livre des Rois présente le triste tableau à l'époque de Josias qui l'abolit 4.
C'est donc ajuste litre que ce même livre résume toute l'histoire des Juifs sous les rois comme le faisait le livredes Juges pour le temps des Juges, en une accusation d'idolâtrie perpétuelle : « Les enfants d'Israël ont abandonné les commandements du Seigneur, leur Dieu; ils ont forgé deux veaux d'or et planté des bois sacrés ; ils ont adoré toute Ja milice du ciel et servi Baal; ils ont consacré leurs fils et leurs filles par le feu ; ils se sont adonnés aux divinations et aux augures ; ils se sont voués à faire le mal devant le Seigneur, afin de limier : et le Seigneur s'est irrité grandement contre Israël; il l'a ôté de sa pré­sence, et il n'est resté que la tribu de Juda ; mais Juda même n'a point gardé les commandements du Seigneur, son Dieu, et il a
1 Il ordonna au pontife Helcias et aux prêtres du second ordre et aux gardiens de la porte de jeter hors du temple du Seigneur tous tes objets qui avaient été faits pour Baal, pour le bois sacré, pour toute la milice du ciel ; et il les brûla hors de Jérusalem, dans la vallée de Cédron, et on en emporta la poussière à Béthel. Il abolit les prêtres d'idoles que les rois avaient institués pour sacrifier sur les hauts lieux dans les villes de Juda et aux environs de Jérusalem, et ceux qui brûlaient de l'encens pour Baal, le soleil, la lune, les douze signes et toute la milice du ciel. Il fit emporter de la maison du Seigneur le bois sacré hors de Jérusalem, dans la vallée de Cédron, et on l'y brûla ; oh le réduisit en cendres et on en jeta la cendre sur les tombeaux des enfants du peuple. Il démolit les loges des prostituées qui étaient dans le temple du Seigneur, où les femmes tissaient des tentes pour le bois sacré. Il rassembla tous les prêtres des villes de Juda et profana les hauts lieux. Il profana le Topheth (lieu où l'on brûlait les enfants au bruit des tambours) qui était dans la vallée des fils d'Ammon, afin que nul ne pût plus faire passer son fils ou sa fille par le feu en l'honneur de Moloch. Il fit ôter de l'entrée de la maison du Sei­gneur les chevaux que le roi de Juda avait consacrés au soleil ; et il brûla le chariot du soleil. Le roi démolit encore les autels établis sur le toit de la maison d'Achab par les rois de Juda, et les autels dressés par Manassé dans les deux cours de la maison du Seigneur; il les enleva et en dispersa la poussière dans la vallée de Cédron. Le roi profana les hauts lieux qui étaient devant Jérusalem, à la droite de la montagne de Destruction, bâtis par Salomon pour Astaroth, idole des Sidoniens, pour Cha-mos, horreur de Moab, et pour Melchom abomination des enfants d'Ammon. Il brisa les stalles, brûla le bois sacré et en remplit la place d'ossements de morts. (W Reg., xniii, 4-15.)
2 Ibid., xvi, 31 etsuiv., cf. IV Reg., x, 29. 5 111%., xv, 12 et 15, e! IV, xi, 18. ..
* Ibid., \xi, 5 et suiv.
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marché dans les errements qu'avait suivis Israël : c'est pourquoi le Seigneur a rejeté toute la race d'Israël » etc.
Devant ces témoignages de l'histoire, on ne peut accuser d'exagéra­tion les prophètes quand ils tonnent contre les infidélités du peuple, quand ils décrivent en traits si forts sa fornication, c'est-à-dire son idolâtrie, quand ils dépeignent Israël et Juda comme deux courtisa­nes se prostituant à la pierre et au bois, quand ils rappellent les cul­tes de Baal et de Molocb triomphants, les enfants livrés aux flammes en sacrifices2 , et qu'ils montrent l'idolâtrie établie jusque dans le temple : « Fils de l'homme, dit le Seigneur à Ézéchiel transporté en vision à Jérusalem, lève les yeux vers l'aquilon. » Et je levai les yeux vers l'aquilon, et je vis au nord delà porte de l'autel la statue de la Ja­lousie, placée à l'entrée. Et il me dit : « Tu vois ce qu'ils font, tu vois les grandes abominations que la maison d'Israël fait ici, pour que je m'éloigne de mon sanctuaire? Tu verras de plus grandes abomina­tions encore. » Et il me mena à l'entrée de la cour, et je vis un trou dans la muraille. Et il me dit : « Fils de l'homme., élargis le trou de la muraille. » Et j'élargis le trou de la muraille, et je vis une porte ; et il me dit : « Entre et vois les abominations détestables qu'ils font ici. » J'entrai et je vis toute sorte d'images de reptiles et de bêtes et toutes les idoles de la maison d'Israël peintes sur la muraille tout alentour. Et soixante-dix hommes de la maison d'Israël, et Jézonias, fils de Saphar avec eux, se tenaient devant les images, chacun un encensoir à la main ; et un nuage d'encens s'élevait. Et il me dit : « Tu vois, fils de l'homme, ce que les anciens de la maison d'Israël font dans les ténèbres, chacun dans le secret de sa chambre : car ils disent : Jéhovah ne nous voit point, Jéhovah a abandonné le pays. Et il me dit : Tu verras de plus grandes abominations encore faites par eux. » Et il me fit entrer par la porte de la maison de Jéhovah qui regarde l'aquilon, et je vis des femmes assises qui pleuraient Ado­nis (le Tamouz). Et il me dit : « As-tu vu, fils de l'homme? tu ver­ras encore des abominations plus grandes. » Et il me fit entrer dans la cour intérieure de la maison de Jéhovah : et voici qu'à l'en­trée du temple de Jéhovah, entre le portique et l'autel, il y avait environ vingt-cinq hommes, le dos tourné au temple de Jéhovah, la face à l'orient: et ils s'inclinaient à l'orient devant le soleil. Et il me dit : « Tu as vu, fils de l'homme? Est-ce peu pour la maison d'Israël que de faire les abominations qu'ils font ici3?» — Même après la
1 IV Reg., xvii, 16 et suiv.
* ls., i, A; h, 8; — Jérém., n, entier; vin, 2; xm. 10; xix, A, etc.: Êx-éch., vi, 4, 6; xiv, 6; xvi, 20; — Sophon., i, A, 5, etc. 3 Eiech., vin, 5 et suiv.
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destruction du temple, les Juifs qui avaient entraîné Jérémie en Egypte s'opiniâtraient dans leur idolâtrie1. Il fallut la captivité pour triompher de cet esprit de révolte et ramener dans le peuple la foi à laquelle il demeura dès lors si fermement attaché.
On le voit donc, toute l'histoire des Juifs jusqu'à la captivité est un combat perpétuel entre la loi qui commande au nom du vrai Dieu, et le peuple qui fait sans cesse effort pour courir aux dieux étrangers ; et l'on peut dire que parmi les peuples sémitiques, s'il en est où l'idolâtrie soit plus dominante, il n'en est pas où les instincts idolâtriques soient plus forts, puisqu'ils luttent avec tant de persévérance et de succès contre une constitution religieuse aussi puissante. Si donc on veut juger du caractère général des peuples sémitiques par les Juifs, c'est de leur tendance, non au mono­théisme, mais au polythéisme, qu'il faut parler. Le monothéisme chez les Juifs est dans la loi; le polythéisme est dans l'instinct de la nation, au témoignage de toute son histoire.
Notre savant confrère n'ignore assurément aucun des textes que nous avons cités ; et je dirai plus, il n'en conteste pas absolument la portée. Il déclare que, « si le peuple d'Israël n'eût eu le privilège unique de posséder dans son sein une tradition non interrompue de zélateurs religieux, cent fois il eût passé au culte de Baal-Peor ou de Moloch. » (P. 424.) 11 reconnaît que « depuis le schisme, des cultes idolâtriques furent régulièrement établis dans les tribus du nord. » Mais, continue-t-il, ce n'est pas là une objection contre notre thèse : c'est par l'aristocratie qu'il faut juger du caractère d'une race. » (P. 227.) Comment cela se concilie-t-il avec cette déclaration que je trouve plus bas : « A côté de l'esprit humain, il y a l'esprit de chaque race qu'il faut chercher surtout dans les manifestations po­pulaires. » (P. 418.) C'est ce que je n'entreprendrai pas d'expliquer. Mais, quoique je sois pour la dernière maxime contre l'autre, je re­connais que la première doit mieux répondre à la pensée de notre confrère : car elle tient au fond même de sa théorie philosophique. M. Renan fait assez peu de cas du nombre. Il n'a même pas (le faut-il croire?) grande opinion de l'espèce humaine prise en masse. 11 vient de proclamer, tout récemment encore, que « l'humanité a l'esprit étroit2; » et elle aura bien de la peine à se relever de ce jugement : car il déclare « que le nombre d'hommes capables de saisir finement les vraies analogies des choses est imper­ceptible 3 » Je ne veux contester aucun des privilèges des esprits
1 Jerem., xliv, 1 et suiv.
2 Essais de morale et de critique (1859), préface, Journal des Débats du, 12 juin 1869.
3 lbid.
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supérieurs ; mais enfin le commun de l'humanité a bien le droit d'être compté pour quelque chose dans son histoire. Or c'est ici le cas ou jamais. Assurément, ce n'est pas moi qui dépouillerai le génie de ses créations pour les rapporter à la foule: et, si l'on veut juger des titres philosophiques ou littéraires d'un peuple, j'admets que l'on se borne aux intelligences d'élite; qu'on prenne Socrate, Platon et Aristote, et qu'on laisse à l'écart « les hommes médiocres et les sots » de leur temps. Mais, s'il s'agit de ce qui est le fond même de la vie intellectuelle et morale d'une nation, de. ses instincts, de ses ten­dances, on n'a plus le droit de faire aussi bon marché de la multi­tude. Quand on parle de race, c'est bien le moins qu'on tienne compte de la généralité.
Mais, dit M. Renan, d'où serait venue la conversion des Juifs au monothéisme? « A quelle époque la placer? Par quelle influence l'ex­pliquer? Dira-t-on que c'est par suite d'une longue réflexion s'exer­çant sur les choses divines? Mais qu'on y songe. Une seule tribu se­rait arrivée, dès une époque reculée, et, en tout cas, bien des siècles avant que la philosophie en eût eu la première aperception, à la doc­trine que l'humanité, en l'acceptant, a reconnue pour la plus avan­cée. Il faudrait donc regarder cette tribu comme surpassant de beaucoup tous les autres peuples en intelligence et en vigueur de spéculation. Une telle conséquence est évidemment insoutenable. A part la supériorité de son culte, le peuple juif n'en a aucune autre ; c'est un des peuples les moins doués pour la science et la philoso­phie ; parmi les peuples de l'antiquité, il n'a une grande position ni politique ni militaire. Ses institutions sont purement conserva­trices ; les prophètes, qui représentent excellemment son génie, sont des hommes essentiellement réactionnaires, se reportant tou­jours vers un idéal antérieur : Comment expliquer, au sein d'une société aussi étroite et aussi peu développée, une révolution d'idées qu'Athènes et Alexandrie n'ont pas réussi à accomplir? Ajou­tons qu'un abîme sépare le monothéisme sémitique du déisme philosophique. Le déisme n'a jamais réussi à fonder chez le peuple un culte durable; principe excellent pour un petit nom­bre d'esprits cultivés, il a toujours été impuissant à remuer les masses et à produire dans le monde de grandes révolutions. » (P. 220-221.)
« Dira-t-on, » continue notre savant confrère, car on ne saurait mieux faire que de le citer, « dira-t-on que le monothéisme juif est l'œuvre personnelle de Moïse? Mais un tel changement serait sans exemple dans l'histoire de l'esprit humain, et il faudrait expliquer où Moïse lui-même aurait puisé cette idée, qui évidemment n'était pas
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chez lui le fruit de la réflexion philosophique. En Egypte, dira-t-on sans doute. » (P. 221.) Et il établit que l'Egypte, quelle qu'ait été, au fond, sa religion (il la croit infiniment éloignée du monothéisme), n'a frappé les Juifs que par les formes idolâtriqucs de son culte. Ce n'est donc ni par un progrès intellectuel, ni par un emprunt, que les Juifs sont devenus monothéistes. « Si le monothéisme, dit encore notre sa­vant confrère, avait été pour les Hébreux le fruit d'une marche lente de la raison arrivant peu à peu à une notion plus pure de la cause su­prême, on trouverait chez eux, dès leur plus haute antiquité, une or­ganisation d'écoles ou de prêtres, un commerce d'idées actif et fé­cond, il faut même le dire, bien plus actif et bien plus fécond que chez les peuples de l'antiquité qui nous sont le mieux connus, puisque les Hébreux seuls sont arrivés par leurs propres forces à la notion fondamentale que le genre humain a reçue deux. Or, je le répète, nous ne voyons rien de semblable. La Genèse nous représente les Beni-Israël comme une tribu nomade, très-fière, très-aristocratique, très-attachée à ses traditions, mais étrangère à toute culture réflé­chie et à tout mouvement d'idées. » (P. 225.) C'est pourquoi M. Renan ajoutait : « Dès qu'on admet que le monothéisme ne fut chez eux ni un emprunt fait à l'Egypte, ni la conséquence d'un grand mouvement philosophique, il faut y voir le résultat d'une certaine disposition de race. » (P. 229.) — Mais, si les dispositions de la race, comme l'his­toire l'établit, sont toutes contraires, il faut bien en chercher la cause ailleurs.
D'où vient-il donc? A prendre certaines déclarations de notre sa­vant confrère, il ne semble point qu'en aucun cas il soit tenté d'en chercher bien haut l'origine : « 11 s'en faut, dit-il, que le mono­théisme soit le produit d'une race qui a des idées exaltées en fait de religion; c'est en réalité le fruit d'une race qui a peu de besoins reli­gieux. C'est comme minimum de religion, en fait de dogmes et en fait de pratiques extérieures, que le monothéisme est surtout accommodé aux besoins de populations nomades. » (P. 255.) Le monothéisme mi­nimum de religion! cela ne veut pas dire sans doute que, quand on n'a qu'un Dieu, on est bien près de n'en pas avoir. Mais au moins pour la race sémitique, notre confrère entend bien que, si elle n'a eu qu'un Dieu, c'est qu'elle était impuissante à en imaginer davantage : « Au fond, dit-il, si l'on sait bien comprendre les observations qui précèdent, on verra qu'au-dessus de ce que j'appelle l'instinct mono-théiste il y a un principe plus général, dont cet instinct n'est que l'application, c'est le manque de fécondité dans l'imagination et le langage. » (P. 426.) « Tout en reconnaissant l'immense service que la race sémitique a rendu au monde, » il déclare « qu'on ne sau-
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rait admettre que ce service tout négatif doive être préféré aux dons bien plus essentiels que la race indo-européenne a faits au monde et qui forment le substratum de toute civilisation. » (P. 432.) Il reconnaît, il est vrai, que les Sémites « ont la gloire d'avoir devancé de beaucoup l'espèce humaine en religion , et même à quelques égards en idées morales et sociales. « Mais, » ajoute-t-il, « on ne peut dire que le germe du grand et large progrès de l'humanité fût en eux. » (Page 442.) El il estime que « le privilège dont ils étaient si fiers tenait en un sens à leur médiocrité. Le trait de caractère, ajoute-t-il, qui les préserve des fables et des superstitions du paga­nisme devait un jour leur interdire toute civilisation riche et variée : ainsi, ils devinrent un obstacle dans la marche de l'humanité, après avoir été pour elle la cause d'un grand progrès. » (Page 444.)
Prenons ceci pour les musulmans; et ajoutons qu'heureusement dans les pages dont nous avons cité plusieurs traits, il y a des choses qui, je ne dirai pas se contredisent, mais au moins se corrigent. Notre savant confrère déclare que, par le monothéisme, les Sémites « ont la gloire d'avoir devancé de beaucoup l'espèce humaine en religion; » il le proclame une « doctrine que l'humanité, en l'acceptant, a reconnu pour la plus avancée; » il lui rapporte une « révolution d'idées qu'Athè­nes et Alexandrie n'ont pas réussi à accomplir. » C'est par le meilleur côté qu'il convient d'envisager la chose; et, quoi qu'il en soit, si à la place de la solution que je rejette, on me demande une solution, je répondrai : Elle est dans les livres où vous avez trouvé le mono­théisme chez les Juifs. Si Dieu existe indépendamment de la concep­tion que l'on s'en peut faire, il n'est pas contre la raison de supposer qu'il a donné à l'homme en le créant la faculté de le connaître. Le premier homme recevant de Dieu l'idée vraie de la nature divine, transmettant cette idée à sa race avec la faculté de la garder ou de la corrompre, selon le libre arbitre qui est le caractère essentiel de l'es­prit humain; puis, quand la corruption est devenue plus générale, un culte établi pour maintenir cette croyance parmi tous les égarements des nations, nonobstant les tendances idolàtriques du peuple même qui en a reçu le dépôt, jusqu'au jour où, du sein de ce peuple, elle ira prendre possession de l'univers : voilà sur l'origine et sur l'histoire du monothéisme, ou, pour parler français, de la croyance au Dieu unique, sur sa diffusion parmi tous les hommes, ses altérations chez la plupart, sa constitution chez les Juifs et son empire sur toute la terre, une théorie qui a du moins le mérite d'avoir ses fondements dans les plus anciens livres du monde. Pour ceux qui n'acceptent pas cette explication comme un fait démontré, ce sera toujours une hypo­thèse au moins aussi admissible qu'un système qui est en contradic-
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tion avec la nature des choses et le sens des mots; car déclarer que
« le monothéisme des peuples sémitiques ne résida jamais qu'en une imper­ceptible aristocratie » (p. 425), c'est reconnaître que la croyance au Dieu unique ne fut jamais une affaire de race dans le genre hu­main.
H. Wallon.