CHARLES VIII
et
LES PREMIÈRES GUERRES D'ITALIE
ÉTUDE
SUR L'HISTOIRE DE CHARLES VIII, ROI DE FRANCE, DE M. C. DE CHERRIER,
MEMBRE DE L'INSTITUT,
PAR H. WALLON.
extrait du journal des savants.- 1869.
I.
On a fixé, et non sans raison, le commencement des temps modernes à la chute de Constantinople, en 1453, parce que c'est le moment où s'efface, avec l'empire de Byzance, le dernier vestige des temps anciens; le moment où l'empire des Turcs vient fermer le cycle des grandes invasions et prendre en Europe une place qu'on lui a longtemps et vive­ment disputée, et que l'on a plus de peine encore à lui conserver au­jourd'hui. Mais, à d'autres points de vue, les temps modernes ont com­mencé et plus tôt et plus tard. Ils ont commencé plus tôt, au point de vue du régime intérieur : ils commencent à la fin du xiiie siècle, quand la liberté se fonde en Angleterre avec l'introduction des Communes au Parlement, et le despotisme en France, avec l'administration de Phi­lippe le Bel. Ils ont commencé plus tard, au point de vue des relations extérieures : ils datent de la fin du xve siècle, quand Christophe Colomb découvre un monde nouveau, et que Charles VIII, par son expédition d'Italie, donne le signal de ce double mouvement d'invasion et de ré­sistance d'où naîtra le système d'équilibre.
Le règne de Charles VIII, quel qu'ait été le roi, a donc une impor­tance vraiement européenne, et il n'est pas inutile de le détacher de notre histoire générale, pour l'étudier de plus près. Les pièces diplo-
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matiques recueillies et publiées depuis quelques années offrent à l'his­toire de nouveaux moyens de contrôle: d'autres, plus nombreuses en­core, restent enfouies dans les archives. M. de Cherrier n'a pas seule­ment usé de celles qui sont mises par de savants éditeurs à la portée de tous. Il a fouillé ce qui est accessible chez nous; il est allé en Italie, il a visité les dépôts qui lui ont été libéralement ouverts ; et c'est ainsi qu'il s'est préparé à écrire le livre qu'il nous donne aujourd'hui : His­toire de Charles VIII, roi de France, d'après des documents diplomatiques inédits ou nouvellement publiés.
Le règne de Charles VIII se divise en deux parties tout à fait tran­chées : la première, où domine encore l'esprit de Louis XI; la seconde, où se manifeste l'esprit nouveau qui va jeter la France, et l'Europe après elle, dans la carrière des grandes guerres.
La première partie est une continuation du règne de Louis XI; mais elle débuta par une vive réaction contre lui. Clergé, noblesse, légistes et peuple, tous se redressent comme déchargés du joug qu'ils subis­saient; tous s'élèvent contre un gouvernement qui a eu sans doute d'importants résultats, qui a agrandi le pays, affermi l'autorité, réprime des abus; mais qui a fait la première chose au prix d'un état de guerre ruineux, et le reste moins par l'amour du bien public que par l'instinct d'un dur égoïsme. Le moment était bon pour réagir. La loi de Charles V déclarait le roi majeur quand il atteignait sa quatorzième année. Charles VIII avait, à la mort de son père, treize ans et deux mois. Il était donc assez âgé pour qu'il n'y eût pas de régence; il était assez jeune et, en outre, assez faible pour qu'il dût être gouverné. Or il y avait deux prétendants à cet office : sa sœur, Anne de Beaujeu, à qui Louis XI avait confié sa garde, et qu'il avait par là désignée pour le diriger dans le gouvernement, et son beau-frère Louis d'Orléans, époux de sa se­conde sœur, qui revendiquait la direction des affaires comme premier prince du sang. Anne de Beaujeu avait tout d'abord tranché la question par le fait. Charles VIII ayant l'âge légal, elle lui fit présider le conseil où elle venait comme ayant la garde de sa personne; c'était elle qui commandait par la bouche du roi. Elle avait tâché, par diverses con­cessions, de faire accepter cette fiction royale. Elle avait donné satisfac­tion au ressentiment public en sacrifiant les âmes damnées du despo­tisme de son père : par exemple, Olivier le Dain, comte de Meulan, ci-devant barbier, qui fut pendu à Montfaucon; elle avait essayé de sa­tisfaire les mécontents d'une autre sorte, ceux qui lui enviaient le pou­voir, en leur partageant les profits du pouvoir par une large distribution d'honneurs, d'argent ou de domaines. Mais le duc d'Orléans voulait plus.
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Ces prétentions contraires avaient besoin d'un arbitrage. Il demanda, elle accepta la convocation des états généraux.
Les états de 1484, dont un Journal a été publié en 1835, dans les Documents inédits de l'histoire de France, ont une place importante dans l'histoire de nos grandes assemblées, et M. de Cherrier y a vu avec raison le point le plus saillant des commencements de Charles VIII. On y avait déjà particulièrement relevé le mode de leur composition et si­gnalé l'esprit nouveau qui y domine. Les trois ordres y gardent toujours le rang affecté à chacun; mais tous ceux qui y sont figurent au même titre. Ce n'est pas comme seigneur de tel fief, comme titulaire de tel évêché, par une sorte de droit personnel, que tel seigneur ou tel prélat y est entré, mais comme représentant de son ordre et par élection , tout comme les membres du tiers état. Ces états, il est vrai, ne sont pas seulement partagés en ordre, ils le sont en nations : il n'y a pas une nation en France, il y en a six : 1° l'Ile de France, avec les provinces de Picardie, Champagne, Orléanais, Nivernais; la Bourgogne; 3° la Normandie; 4° l'Aquitaine, comprenant la région sud-ouest; 5° la Langue d'Oc, le sud-est; 6°la Langue d'Oil, renfermant le Berri et toute la zone centrale de la France. C'est dans le cadre de ces six grandes divisions que les trois ordres se distribuent. Mais leur situation n'en est pas moins la même à l'égard du pouvoir; ils ont des griefs communs, même avec des intérêts divers. Aussi, après la rédaction des cahiers particuliers, formèrent-ils ce qu'on ne vit plus après, une commission unique pour la rédaction d'un cahier général, et il y eut non pas trois orateurs pour chacun des trois ordres, mais un seul orateur pour tous.
Une question considérable s'élevait au-dessus des questions particu­lières : c'était, le roi étant majeur mais incapable de se conduire, la question même du gouvernement. Le débat s'établit sur le principe. Les états étaient-ils compétents pour nommer le conseil? n'était-ce pas le droit du roi, et, à défaut du roi, des princes de sa maison? La rivalité des princes était favorable à l'opinion la plus parlementaire. Le sire de La Roche la soutint dans un discours où il établit fièrement, comme fondement du pouvoir des rois, le suffrage du peuple souverain (populi rerum domini suffragio); mais, quand on en vint au lait, on se divisa , et cette division rendit à la cour tous ses avantages. Elle nomma le con­seil (la présidence en fut donnée au duc d'Orléans); elle nomma non-seulement le conseil, mais tous les commissaires avec lesquels le gou­vernement voulait conférer pour le règlement des articles portés au cahier : sorte de représentants des états, qui auraient dû au moins re­cevoir leur délégation des états eux-mêmes; et, pour mieux faire en-
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tendre à l'Assemblée que, ces commissaires une fois choisis, elle n'avait plus à se réunir, on recourut à un moyen qu'on employa souvent et qui ne réussit pas toujours : on démeubla la salle. Mais les états refusèrent de reconnaître ces faux délégués, et, comme l'impôt n'était pas voté, ce refus avait de graves conséquences. Pas d'Assemblée, pas de subsides; ce fut leur dernier mot, et il fallut bien céder. La question du subside (celle du conseil étant résolue) restait la grosse affaire; et à celle-là s'en rattachait une autre, dont la décision allait entraîner dans les voies de la liberté ou du despotisme toutes les destinées de notre pays. Ici il est à regretter que les états n'aient pas eu la véritable intelligence delà situation. L'intérêt du pays n'était pas tant de réduire le subside : on ne pouvait s'affranchir des armées féodales et de la féodalité que par des troupes permanentes, et il fallait bien de l'argent pour les entretenir; l'intérêt du pays c'était que cet argent, une fois voté, ne pût pas être perçu à toujours; que les états se réunissent, sinon tous les ans, au moins à des intervalles rapprochés, pour renouveler ce vote et en contrôler l'usage. Les états demandèrent bien qu'on les rassemblât tous les deux ans; mais ils ne prirent pas la mesure indispensable pour en faire une nécessité politique : ils ne limitèrent pas la durée de l'impôt. Ils crurent avoir tout gagné parce qu'ils en avaient réduit le chiffre : erreur fatale, qui nous condamna pour des siècles au régime de l'arbitraire; et ils se séparèrent avant qu'on fît droit au cahier, se contentant de simples promesses1. C'était abandonner tout à la cour et la cour elle-même à ses divisions.
I Tous ne s'étaient pas résignés à cette dissolution sans autre garantie: « On nous «promet beaucoup, dirent certains députés, mais l'effet ne répond nullement aux « paroles. » D'autres se plaignirent de ce que la somme votée était fort dépassée dans la répartition entre les provinces, et qu'elle excédait quinze cent mille livres. «Depuis «qu'on a notre consentement pour la levée des deniers, dit un théologien, on se « joue de nous; nos demandes, nos résolutions, les bornes mises à l'impôt, tout est «méprisé. Malédiction de Dieu, exécration des hommes sur ceux dont les complots « ont produit ces malheurs! Ils sont les ennemis les plus dangereux de la nation et « du gouvernement. Ravisseurs publics, détestables ministres d'une puissance tyran­« nique, est-ce là le moyen de faire prospérer le royaume ? » Comme il voulait conti­nuer sur ce ton, une forte opposition lui imposa silence. «Comme je ne manie pas «les deniers de l'Etat, répondit avec calme le chancelier, c'est peine perdue de « m'interpeller à ce sujet. Si on se croit grevé, il faut recourir au roi en son conseil, « et se plaindre sans emportement. » Déjà, depuis près de deux mois et demi, les états étaient assemblés à Tours, et la plupart des députés, principalement ceux de la noblesse et du haut clergé, dont, à en croire Masselin « les plus éminents avaient « été rassasiés de promesses, » se montraient fatigués de cette longue session.
Il y eut encore un dernier débat sur l'indemnité due aux membres, que les deux
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«C'est ainsi, dit M. de Cherrier, que finirent sans résultats bien «importants les états de 1484. Celte assemblée, où se trouvèrent «réunis, avec des droits égaux et des prétentions opposées, deux ordres «privilégiés, et un troisième, celui du peuple, sur qui, en définitive, re­« tombaient toutes les charges, ne réalisa ni l'attente de ceux qui l'avaient «fait convoquer, ni les appréhensions du parti contraire. Après avoir «écouté, avec surprise plutôt qu'avec faveur, des paroles hardies qui «élevaient sa puissance au-dessus de toutes les autres, l'assemblée des «états se montra timide, indécise, prête à courber sa tète devant un «gouvernement mal assis, exigeant quoique faible, qu'elle était appe-«lée à réformer. Les princes, déçus de l'espoir d'obtenir la conduite «des affaires, n'avaient garde de favoriser le retour de ces assemblées. «La noblesse, qui cessait d'être un pouvoir pour n'être plus qu'une «caste, se rattachait aux princes et aux grands, protecteurs naturels de «ses exactions, et craignait presque autant qu'eux ces réunions natio-«nales où on ne parlait que de réformes. Le haut clergé, qui n'y entrait «plus de plein droit à titre d'ordre privilégié, n'en voulait pas davan-«tage. Enfin, le tiers, ignorant, méprisé, accablé d'impôts, et devenu «craintif sous un pouvoir despotique, était mal disposé à participer, « par ses mandataires, au gouvernement du royaume. Ses vœux se «bornaient presque généralement à être maintenu en paix, à obtenir «quelque adoucissement à sa situation, des franchises pour son trafic, «et surtout une réduction des taxes dont il portait le pesant fardeau. « Cet engourdissement de l'esprit publie fut pris pour une autorisation «tacite de se passer des étals généraux. Non-seulement ils ne revinrent «pas en 1486, mais, sous Charles VIII, il ne fut plus question de
ordres privilégiés voulaient faire retomber sur le troisième. La question résolue et le chiffre de l'indemnité fixé, on ne songea plus qu'à les renvoyer. «Comme vos «requêtes sont presque toutes appuyées, dit le chancelier, qu'ordre est donné d'en «expédier une déclaration authentique, il est désormais-inutile que vous vous fa­« tiguiez à des travaux superflus. Votre session, en se prolongeant, deviendrait très-« onéreuse au pays. Pour ne pas vous retenir davantage, on a taxé vos journées «jusqu'après-demain, et la somme s'élève à plus de cinquante mille livres. Passé « ce jour, on n'allouera de salaire qu'à vos seuls délégués. Nommez donc dans «chaque section deux ou trois commissaires, qui, après votre départ, régleront ce « qui vous intéresse.» Les délégués furent nommés de guerre lasse. Recommanda­tion leur fut faite de rester mais, afin de se faire écouter; de ne point s'attacher à des intérêts privés, mais do réserver toute leur sollicitude pour les articles du cahier; enfin d'insister particulièrement sur l'examen des comptes et la répartition de l'impôt. Après quoi l'assemblée se sépara le 14 mars. «Nous partîmes, dit Mas-«selin, en priant Dieu pour que nos travaux fussent utiles au salut du peuple.» ( Histoire de Charles VIII, t.1, p. 107-110.)
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«les rappeler. Pendant trois cent cinq ans, de 1484 à 1789, époque «mémorable où furent posés en principe des droits et des libertés qui « ne doivent pas périr, en dépit des circonstances mauvaises et des «entreprises de certains hommes qui passeront, les états ne furent «réunis que six fois1. Si, au contraire, leur périodicité eût pu s'établir, «la nation serait probablement entrée dans une voie constitutionnelle, «assez semblable à celle où marchait l'Angleterre, et de grands mal-« heurs auraient pu lui être épargnés. Mais, au lieu de demander timide-« ment cette grande innovation, il eût fallu la décréter au nom de la «nation ; montrer une grande énergie, une volonté ferme et une unité «de vues qui manquèrent aux états de 1484. Le temps du gouverne­« ment représentatif n'était pas près de venir pour la France. Le pou-«voir, une fois délivré de cette assemblée, tint peu de compte de ses «remontrances et des vœux exprimés dans ses cahiers. Le long des-« potisme de Louis XI avait assoupli à ce point les caractères, que la «nation, faute d'être unie par le lien d'un intérêt commun, paraissait «destinée à plier désormais sous une volonté arbitraire, jusqu'à ce « qu'une révolution vînt renverser violemment la vieille monarchie «française, et substituer un ordre nouveau à l'ancien, " (T. I, p. 111.)
J'ai dit le partage de pouvoir qui s'était fait sous la médiation des états. Anne de Beaujeu retenait la garde du roi; le duc d'Orléans avait obtenu la présidence du conseil. Il semble qu'il ait eu la meilleure part; mais il n'en était rien. Anne de Beaujeu dominait au conseil, grâce à la pluralité des membres nommés par son influence; et elle pouvait toujours y supprimer la présidence du duc d'Orléans, en y en­voyant le jeune roi présider. Bientôt la rivalité reparut : le duc d'Or­léans quitta un rôle qui ne lui promettait plus rien pour en tenter un autre. Anne avait fait sacrer Charles VIII : c'était derrière l'autorité royale revêtue de son plein caractère, qu'elle abritait sa propre auto­rité. C'est contre l'autorité royale que le duc d'Orléans recommença la lutte. Il se forme une nouvelle ligue du bien public (on l'a nommée d'un nom plus juste la guerre folle). Le duc d'Orléans rallie autour de lui tous les mécontents. Il invoque les ordonnances des états, et, sous le masque de l'intérêt général, il ne poursuit que des satisfactions particu­lières : il y sacrifiera jusqu'aux plus grands intérêts nationaux.
D'abord c'est une simple ligue de seigneurs; mais elle a pour appui le duc de Bretagne et fonde ses espérances sur l'archiduc d'Autriche
1 En 1506, à Tours; en 1560, à Orléans; en 1576 puis en 1588, à Blois; en 1593 puis en 1614, à Paris.
Maximilien. Le prince, avant de commencer la guerre, cherche à en­traîner le Parlement, l'Université. Anne fait mieux : elle tente de l'en­lever lui-même. Il échappe et veut recourir aux armes, mais rien n'est prêt. Anne le déconcerte par la rapidité de ses mesures. Il est forcé d'accepter un accommodement ( 1485).
L'affaire est reprise bientôt d'une manière plus sérieuse. Ce n'est plus seulement un mouvement intérieur : le duc a conclu une alliance formelle avec Maximilien et avec Richard III, usurpateur du trône d'Angleterre. Mais Anne suscite Henri VII contre Richard III, comme Louis XI avait opposé Henri VI et Warwick à Edouard IV; et celte fois avec plus de succès. Richard est tué à Bosworth (22 août 1485), et le duc d'Orléans est encore forcé à la soumission avant que Maximi­lien ait eu le temps de se mettre en campagne (fin de 1485),
Maximilien entre enfin en campagne (1486). Il veut déchirer le traité d'Arras, reconquérir l'Artois. Le duc d'Orléans, qui tant de fois s'est laissé battre avant que ses alliés fussent en état de le secourir, peut se relever cette fois avec plus de sécurité; la guerre est commen­cée, il n'a qu'à suivre : une guerre, il est vrai, qui a pour objet de détacher de la France les meilleures acquisitions de Louis XI ! et l'on voit se liguer sous ce drapeau tous les princes : non-seulement Orléans, le premier instigateur de l'entreprise, mais Bretagne, Bourbon et An-goulême, et avec eux Lorraine, Albret et Navarre. Pour débuter, ils essayent d'enlever le roi. Anne ne se laisse pas effrayer parce concert. Elle commence par envoyer le roi dans le midi; et elle ne s'était pas trompée sur les dispositions de cette contrée : Charles VIII reçoit dans Bordeaux un grand accueil. Puis elle songe à frapper la ligue. La Bre­tagne en était comme le boulevard et la place d'armes : Anne n'y pénètre d'abord que par un chemin détourné en favorisant ceux des Bretons qui voient de mauvais œil le crédit de Louis d'Orléans auprès de leur duc. L'année suivante elle intervient plus directement, en pre­mier lieu, par des voies judiciaires, en assignant le duc de Bretagne ainsi que le duc d'Orléans devant le Parlement; puis, comme ce pro­cédé, loin d'isoler le duc ne faisait que lui ramener tous les Bretons par le sentiment de leur autonomie méconnue, elle recourt à la force; Fougères est emportée, et le duc d'Orléans battu et pris à la journée de Saint-Aubin du Cormier (26 juillet 1 488); ce qui amena le duc de Bre­tagne à se soumettre. (Traité de Sablé, 20 août 1488.)
Ce résultat était considérable, et la mort du duc de Bretagne, qui suivit de près (2 septembre), offrait des perspectives plus vastes encore. La France victorieuse n'avait devant elle que deux jeunes filles dont
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le droit héréditaire avait même été naguère mis en doute par un parti, au profit du roi1. Pour le moment, Charles VIII ne réclama que la garde noble des deux princesses; défense était faite à l'aînée de prendre le titre de duchesse avant le règlement de la contestation. Mais, comme la Bretagne se révoltait devant cette nouvelle atteinte à son indépen­dance, il eut encore recours à la force et envahit le pays. Cette inva­sion amena des complications nouvelles. Les progrès de la France alarment l'Angleterre et l'Espagne: elles se liguent; mais ce qui fait le nœud de cette ligue va devenir la cause d'un différend entre les deux alliés. La vraie manière de soustraire la Bretagne à la France, c'était de marier la duchesse, et les prétendants ne manquaient pas. Il y avait le duc d'Albret, il y avait Maximilien et beaucoup d'autres : Albret sou­tenu par les Anglais, Maximilien par les Castillans. Anglais et Castillans viennent en Bretagne pour appuyer leurs candidats, et s'y trouvent si bien qu'ils paraissent oublier leur rôle. Le plus court moyen d'y mettre un terme, c'était d'en finir avec les prétendants : entre le vieux Albret et Maximilien, le choix d'Anne ne pouvait pas être douteux; elle choisit le plus jeune, le plus puissant aussi, le plus capable de la protéger; mais celui dont le choix était le plus funeste à la France. Le prince, qui par un premier mariage occupait les Pays-Bas, allait s'établir en Bretagne et menacer la France tout à la fois par le nord et par l'ouest; et la chose n'était plus seulement en projet : le mariage fut célébré par procuration (1489). Le mal était sans remède, si Maximilien, occupé alors contre Ladislas, roi de Bohême, eût été plus fidèle à la maxime de sa maison :
Bella gerant alii; tu, felix Austria, nube. Laisse aux autres la guerre; épouse, heureuse Autriche!
Il se contenta cette fois de la procuration : au lieu d'épouser, il fit la guerre. Mais, tandis qu'il guerroie en Hongrie, et que les Castillans assiègent Grenade, la main qu'Albret voulait avoir, que Maximilien croyait tenir, leur échappe en même temps. Le duc d'Orléans, tiré de prison par Charles VIII ( 1491 ), se rapprochait d'Anne de Beaujeu et prê­tait son concours à la vraie et patriotique conclusion de l'affaire de Bre­tagne; et ce fut Dunois même, naguère l'agent de toutes les intrigues ourdies en Bretagne contre la France, qui fut employé à ménager l'accord.
1 Traité de Montargis, 22 octobre 1484. (Voyez t. I, p. 126, 127.)
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On convint de remettre à une commission de vingt-quatre mem­bres, douze nommés de chaque côté, le différend de la Bretagne et de la France. Le pays devait être évacué par les étrangers et remis provi­soirement aux ducs d'Orléans et de Bourbon. Dans le cas où les pré­tentions d'Anne au duché seraient rejetées, elle avait permission de se retirer auprès de Maximilien : c'était, il est vrai, une question de sa­voir si Maximilien serait bien satisfait de recevoir la femme sans le du­ché. Les princes d'Autriche ne se mariaient pas sans dot; sans dot con­venait mal à la maxime que nous avons vue. Mais, au fond, cette stipu­lation n'était pas sérieuse et n'avait pour objet que de donner le change aux étrangers. Anne n'avait nulle envie de chercher un refuge auprès de Maximilien. On était sûr déjà que les vingt-quatre commissaires se­raient d'accord et les deux parties satisfaites. La base parfaitement en­tendue de la transaction, c'était le mariage de la duchesse de Bretagne avec le roi de France, chose grave et délicate : car Charles VIII, depuis le traité d'Arras, était fiancé à Marguerite, fille de Maximilien, comme Anne l'était à Maximilien; et la jeune Marguerite était, depuis le traité d'Arras, élevée à la cour de France, traitée comme la future épouse du roi : on ne l'appelait plus que la petite reine. Et puis, en la renvoyant, n'était-on pas tenu de rendre l'Artois et la Franche-Comté qu'elle avait apportés en dot? Mais la Bretagne avait un rôle si considérable dans notre histoire, que la réunir semblait être l'intérêt dominant. La Bre­tagne était une partie essentielle de la France : les autres provinces, des parties étrangères dont l'occupation touchait moins la constitution na­tionale du royaume que son accroissement. On n'hésita donc pas; et Anne de Beaujeu, en sacrifiant, en cette circonstance, les dernières acquisitions de Louis XI, crut demeurer plus sûrement fidèle à son esprit.
Le 15 novembre 1491 Charles VIII vint à Rennes et visita la jeune duchesse; trois jours après se faisaient les fiançailles, et le mois sui­vant, 16 décembre, le mariage à Langeais. Les stipulations du contrat (13 décembre) donnaient à cette alliance son véritable caractère. Le duché devait appartenir au dernier vivant; et, si c'était la duchesse qui survivait, elle ne pouvait se remarier qu'à l'héritier du trône : ainsi les personnes étaient comme mises à l'écart ou rejetées au second plan; le trait dominant de ce mariage, c'était moins l'union de la duchesse au roi que de la duché au royaume
1 Plusieurs historiens qui ont rapporté cet acte, dit M. de Cherrier, et Léonard lui-même, dans son grand Recueil des traités de paix, y ont ajouté l'article suivant.
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Quand ce mariage s'accomplit, Charles VIII venait de s'émanciper; mais Anne de Beaujeu avait si bien su lui relâcher peu à peu les rênes, que cette émancipation n'avait pas été une rupture : la voix de la sœur était toujours entendue, son influence encore acceptée; de telle sorte que cet acte, qui marque le commencement du règne personnel du prince, peut être regardé comme le couronnement de l'administration de sa sœur. Une pareille chose ne pouvait point se passer sans contestation. Maximilien avait reçu un double affront; on lui avait du même coup repris sa femme et renvoyé sa fille; et le moins qu'il pût réclamer, c'était la dot. Cela pourtant aurait bien pu faire quelque difficulté. Le traité d'Arras n'avait pas seulement été violé par Charles VIII, il l'avait été, avant Charles VIII. par Maximilien; et sur l'Artois, sinon sur la Franche-Comté, terre d'Empire, la France pouvait, à l'extinction de la race mâle de Bourgogne, élever des prétentions plus ou moins discu­tables. Louis XI, s'il avait fait le mariage breton, n'aurait pas défait le mariage flamand, sans tenter quelque arrangement qui eût pu retenir les deux provinces, ou l'une au moins, à la France ]. Mais ici Louis XI n'eût plus même sa fille pour le continuer. Charles VIII avait en vue d'autres acquisitions : il songeait à l'Italie; et c'est dès ce moment qu'on peut établir une ligne de démarcation tranchée dans son règne. C'est ici que nous plaçons la véritable fin de la première partie du livre de M. de Cherrier.
Cette analyse a eu pour objet de signaler l'intérêt qui s'attache à cette période ; et M. de Cherrier l'a traitée avec tout le soin qu'elle mé­rite. Il a même voulu, pour la faire mieux juger, reprendre les choses de beaucoup plus haut : il commence à la délivrance du royaume et aux réformes opérées par Charles VII, et présente en raccourci le règne de Louis XI. Mais, quoique tout cela ne tienne que la moitié du premier volume, c'est-à-dire le quart de l'ouvrage, y compris l'introduction, pour
qu'ils ont pris sur une copie certifiée par Lelong, maître des requêtes, laquelle est déposée au trésor des chartes :
«Au cas qu'il y aurait des enfants procréés desdits seigneur et dame, et ladite « dame survivrait ledit seigneur, icelle dame jouira et possédera entièrement lesdits « pays et duché de Bretagne, comme à elle appartenant.»
Le l'ait est que les deux expéditions authentiques, revêtues du sceau et de la si­gnature des deux notaires, ne contiennent point cet article. (T. I, p. 45.)
1 Louis XI avait inséré dans le traité d'Arras cette clause : «Sauf que, s'il ave-« noit que lesdits comtés échussent en d'autres mains que mon dit sieur le Dau-«phin, le roy pourroit les retenir jusqu'à ce qu'il soit appointé aux droits prétendus «par le roy ès villes et chàtellenies de Lille, Douay et Orchies. » (Dumont, Corps diplomatique, t. III, part, n, p. 107.)
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les trois quarts du règne, j'aurais voulu réduire ces développements et je dirai même presque les supprimer. Ce qui fait la nouveauté du livre de M. de Cherrier, ce n'est pas en effet cette première partie. On con­naissait avant lui tous les détails de la réorganisation du royaume sous Charles VII: système militaire et financier, commencement des armées permanentes et des impôts permanents (les deux choses sont nées en­semble et ont toujours grandi ensemble), parlement, église, université. L'auteur ne se proposait pas davantage de nous donner un autre Louis XI ; et ce n'est pas non plus sur les commencements de Charles VIII, ce n'est ni sur les états généraux de 1484, ni sur le gouvernement d'Anne de Beaujeu et les stériles péripéties de la guerre folle, qu'il a réuni des docu­ments nouveaux. Ces documents nouveaux portent exclusivement sur la campagne d'Italie, sur les négociations qui la précèdent, sur les relations compliquées qu'elle provoque. Le vrai sujet de M. de Cherrier, c'est l'histoire de la conquête du royaume de Naples par Charles VIII, qui est le premier acte de nos guerres d'Italie. Sa véritable introduction, ce n'est pas ce tableau de la France dans la seconde moitié du xve siècle, c'est l'état de l'Italie dans la même période; et cela est si vrai, que M. de Cherrier, arrivant à l'expédition du jeune roi, y consacre deux grands cha­pitres : tableau qui n'a rien de trop étendu, si le vrai théâtre de son his­toire est l'Italie, mais qui est disproportionné dans le cadre de son livre, quand il nous y veut donner la suite du règne de Charles VIII. Car on n'y trouve pas seulement une vue générale de l'Italie vers la fin du xve siècle ; on y trouve une exposition des révolutions politiques des cinq princi­pales puissances italiennes : Rome, Venise, Florence, Milan et Naples; exposition reprise successivement pour chacune d'elles, presque à par­tir de leur origine. — Voilà le véritable commencement de son livre : ce qui précède n'est bon qu'à donner le change sur l'intérêt qu'il doit offrir.
Ce n'est pas que, dans cette première partie, je pense que tout se doive retrancher. Après avoir montré, par cette description politique et morale de l'Italie, comment elle allait presque fatalement s'ouvrir à l'étranger, il fallait bien dire pourquoi la France fut appelée à y entrer la pre­mière. Il fallait donc nous l'aire connaître l'état du pays sous Charles VIII, et surtout Charles VIII; car c'est moins un besoin national que l'humeur et le caprice du prince qui nous jeta dans cette longue aventure. A ce titre, il convenait de nous faire connaître Charles VIII tout entier; il était utile de le prendre dès le règne de son père : car, sous un gouver­nement où le bon plaisir du prince est la loi, tout est à signaler, et les instincts de sa nature et les influences qu'elle a reçues de l'éducation.
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Aussi, tout en demandant des retranchements clans le règne même de Charles VIII, je regarderais encore comme se rattachant étroitement au sujet des choses empruntées au règne précédent, et, par exemple, ces curieux détails que M. de Cherrier a réunis sur la conduite de Louis XI envers son fils : cette solitude où il le retint, cette ignorance où il le laissa grandir, cette défiance comme d'un successeur qui lui était marqué par une loi fatale; oubliant que cet héritier était son fils, ou plutôt se rappelant quel fils il avait été lui-même envers son père! Amboise avait été choisie pour la résidence, on pourrait presque dire pour la prison de l'enfant royal. Plusieurs compagnies d'archers y veil­laient, les habitants eux-mêmes devaient faire, jour et nuit, la garde aux portes, comme en temps de peste : double cordon sanitaire, plus à l'usage du père que du fils et qui manquait son but; car il n'en fallait pas tant pour préserver l'enfant d'une contagion imaginaire, et ce n'était pas assez pour défendre l'âme de Louis XI contre les soupçons. Le jeune prince y avait pour précepteur un ancien secrétaire du roi, sous la haute surveillance d'un ancien valet de chambre, Etienne de Vesc ou de Vers, qui se bornait à lui faire lire quelques romans de chevalerie ou quelque histoire de croisades, choses bien passées et dont le roi croyait n'avoir rien à craindre! Quant à l'art de régner, le roi lui-même, lorsqu'il en serait temps, se réservait de le lui apprendre, et il pouvait sans inconvénient en ajourner l'enseignement à la dernière heure; car il le réduisait à cette formule : « Qui ne sait dissimuler ne sait régner, qui nescit dissimulare « nescit regnare. »
Charles VIII laissa la maxime de son père à ses conseillers, et il s'aban­donna quant à lui aux impressions de ses premières lectures, aux séduc­tions des aventures chevaleresques et aux rêves de la croisade. Gom­ment cela put-il prévaloir sur les idées qui avaient jusque-là dominé à la cour; comment ces vues purent-elles s'allier avec les intrigues si peu idéales de la politique italienne; comment ces projets de conquête, si contraires à la politique de Louis XI, trouvèrent-ils dans les résultats mêmes du règne de Louis XI leur point de départ et leur fondement? C'est ce que nous allons voir en abordant la partie capitale du livre de M. de Cherrier.
II.
«A aucune époque de son histoire, dit M. de Cherrier, sauf pendant «soixante-trois ans (de 489 à 552), sous les rois Ostrogoths, l'Italie « n'avait été constituée en un seul Etat péninsulaire, homogène» et indé-
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«pendant. Par succession de temps, le morcellement politique de ce «pays, loin de s'arrêter, l'ut poussé jusqu'à l'excès. De petites nations «avec des mœurs, des aptitudes, un langage, des instincts différents, «s'étaient formées. La diversité des races établies au sud des Alpes à la «suite des invasions, la configuration physique de la péninsule, divisée « en deux parties dans toute sa longueur par l'Apennin, l'institution de «communes devenues autant de républiques rivales, puis de princi­« pautés sans aucun lien qui les unît, enfin les longues guerres des Gibe-«lins et des Guelfes, du sacerdoce et de l'Empire, étaient autant de « causes qui, après avoir morcelé l'Italie à l'infini, s'opposaient à une « fusion regardée comme impossible. Si on lit attentivement l'histoire « de l'Italie, ce qui frappe l'esprit c'est l'impuissance où sont les Italiens « de régler eux-mêmes leurs affaires extérieures. Ils ont de la haine pour «les étrangers, et sans cesse ils ont recours à l'intervention étrangère. «Des armées du dehors franchissent-elles les Alpes, c'est presque tou-« jours des Italiens qui les appellent, sans prévoir qu'ils préparent ainsi « leur asservissement. »
Une autre cause avait préparé cet asservissement de l'Italie à l'étran­ger, c'est qu'elle n'avait pas su garder la liberté intérieure :
«Dans la lutte des communes contre l'empire germanique, continue «M. de Cherrier, pendant les xiie et xiiie siècles, les peuples du nord «et du centre de l'Italie, particulièrement les Guelfes Lombards, com-« battirent vaillamment pour leur indépendance. Mais, à peine devenus « libres, ils ne surent pas régler les libertés si péniblement acquises. Les «nouvelles républiques, loin de se confédérer pour la défense com-«munc, furent déchirées par des factions, et marchèrent fatalement «vers l'abîme. Chaque parti voulait pour soi seul la liberté, ce qui s'en-« tendait toujours du droit de tenir les autres sous le joug, de les en­te voyer en exil, de s'approprier leurs biens. Les excès commis au nom « de la liberté finissent par persuader à ceux qui les subissent que le «pouvoir d'un seul sera, pour eux, un refuge assuré contre l'anarchie. «Les Italiens, sans en excepter les Guelfes Lombards, le crurent, et «passèrent d'une démocratie sans frein à une complète sujétion, sous » les plus habiles meneurs des séditions populaires. Dès que ceux-ci «purent jeter au vent leurs promesses menteuses et le drapeau libéral « à l'ombre duquel ils s'étaient élevés à la puissance, ils se firent princes, «puis bientôt maîtres absolus de la fortune et de la vie des citoyens. «A la fin du xv° siècle, la transformation des anciennes républiques « en petites principautés était presque complète. Si plusieurs d'entre «elles conservaient encore le nom et quelques formes de leurs vieilles
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«institutions républicaines, l'autorité résidait de fait dans les mains de « certains chefs de famille qui, sans oser prendre le titre de seigneurs «de la ville, s'en attribuaient la puissance. L'établissement des gouver-« nements despotiques fut promptement suivi de l'affaiblissement des « mœurs et des caractères. Avec la liberté disparurent le sentiment du « patriotisme qui grandit un peuple, et l'esprit guerrier qui le défend. » (T. I, p. 254-255.)
Dans les années qui précédèrent immédiatement l'expédition de Charles VIII, l'Italie était loin de soupçonner qu'une ère d'invasion et d'asservissement dût alors s'ouvrir pour elle. Depuis la conclusion de la lutte du sacerdoce et de l'empire, elle croyait en avoir fini avec la domination étrangère. La victoire du saint-siége avait été le triomphe de la cause nationale. Mais la péninsule n'en était pas plus unie pour cela; elle l'était moins peut-être : elle se trouvait livrée sans partage à ses propres rivalités. Sans doute, vers la fin du xve siècle, on y comptait moins de divisions politiques que dans les siècles précédents; et son histoire, comme celle de l'Europe, aurait pu se ramener facilement à l'histoire de quelques États principaux : au sud, Naples et la Sicile; au centre, Rome et Florence ; au nord, Milan et les deux grandes républiques maritimes, Gênes et Venise. Mais cela n'avait pas mis plus de concorde dans son sein; les luttes n'en étaient que plus générales. C'est ce que l'on avait vu plusieurs fois dans le cours de ce demi-siècle : 1° vers l'époque de l'avénement des Sforza à Milan (1452); 2° après la conju­ration des Pazzi à Florence ( 1478 ); 3° dans la guerre de Ferrare ( 1482 ); dans la révolte des barons napolitains contre le roi Ferdinand ( 1485).
Ces guerres avaient été pour les États italiens l'occasion d'essayer d'un système qui bientôt allait naître pour l'Europe : le système d'é­quilibre. La papauté aurait pu paraître la plus redoutable, si l'on se rappelle ses anciennes prétentions et ses luttes. Mais ses prétentions à gouverner le monde ne s'étaient guère affichées à l'égard de l'Italie, et elles y auraient mal réussi. Le rôle de la papauté entre les puissances italiennes était plutôt la médiation, et ce rôle avait été dignement sou­tenu, au commencement de cette période, par Nicolas V, Calixte III, Pie II et Paul II. Malheureusement il fut abandonné par Sixte IV, In­nocent VIII et Alexandre VI, et, ces pontifes, plus princes que papes, devaient même, par la poursuite outrée de leurs intérêts de famille, ajouter aux complications de l'Italie.
« La Providence, dit M. de Cherrier, voulant sans doute prouver aux « hommes que la perversité du siècle ne prévaudra pas contre son Église, « permet qu'elle subisse des épreuves auxquelles nulle puissance humaine
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« ne saurait longtemps résister. Tour à tour faible et forte, persécutée, «triomphante, asservie et même captive, la papauté a vu, pendant dix-« huit siècles, s'élever puis s'écrouler de puissants empires, des dynasties « briller et disparaître, le monde se transformer. Souvent attaquée .jamais «entièrement vaincue, toujours, par la force de son principe, elle se « relevait de terre pour assister à la chute des puissances temporelles qui «avaient conjuré sa ruine. Mais, ici-bas, il n'est point de grandeur qui « ne souffre des éclipses ; et, si de grands papes, successeurs des Apôtres, «furent des modèles de vertu et de sainteté, d'autres, entraînés par la «barbarie et par la perversité du siècle, donnèrent au monde de per-«nicieux exemples. » (P. 260-261.) Jamais ces exemples ne furent plus détestables que sous les pontifes qui occupent ce dernier quart du xvie siècle : Sixte IV, Innocent VIII et surtout Alexandre VI.
Après Rome, le premier rang pouvait être disputé par Naples et par Milan. Naples l'emportait par l'étendue de son territoire et par l'an­cienneté chez elle du régime monarchique : mais, sous cette forme de gouvernement, si le pouvoir est soustrait à l'ambition des citoyens, il peut être disputé entre des dynasties; et ces sortes de compétitions ne sont ni moins vives ni moins opiniâtres. Deux maisons prétendaient au trône de Naples : celles d'Anjou et d'Aragon. La maison d'Aragon le possédait alors; mais la maison d'Anjou y avait laissé des partisans, et elle avait légué à plus fort qu'elle des droits qui d'un moment à l'autre pouvaient être revendiqués.
Milan, avec un territoire moins étendu, était plus au cœur du mou­vement italien, de ce mouvement national entretenu parles rivalités du sacerdoce et de l'empire. Mais l'esprit de liberté y avait péri, laissant la place au despotisme. Maîtres à Milan, les Visconti, et après eux les Sforza, n'avaient guère ménagé l'indépendance des autres cités, et c'est ainsi que Milan s'était agrandi aux dépens de l'ancienne ligue lombarde *.
1 » Despotes cruels et perfides, dit M. de Cherrier des Visconti, mais habiles « pour la plupart, leur ambition était de dominer sur toute l'Italie ; s'ils ne réussirent « pas, ils surent, ch^ moins, mettre à profit les troubles des autres Etals pour s'agrandir « à leurs dépens. Ne connaissant de règle que leur volonté, ils courbèrent les peuples «sous un joug abrutissant. Tout bien considéré, les nations ont en définitive les « gouvernements qu'elles méritent : le fait que voici en est un témoignage. En i3fa'2 , « Barnabos et Galeaz Visconti, enivrés de leur puissance, et pleins de mépris pour un « peuple avili au point de tout supporter, osèrent publier un décret dont le préambule « était ainsi conçu : La volonté des seigneurs est que le supplice infligé à leurs ennemis soit « lent. Les malheureux tombés entre leurs mains ne devaient recevoir le coup de grâce «qu'après quarante et un jours de tortures et de mutilations, que les deux tyrans « avaient graduées avec une habileté infernale. Beaucoup de victimes, ajoute le narra-
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Mais plus son ambition était notoire, plus elle provoquait la méfiance de ceux de ses voisins qui ne l'avaient pas éprouvée encore à leurs dépens, principautés ou républiques.
Parmi les républiques, les deux plus fameuses étaient Gênes et Ve­nise : Gênes, foyer de révolutions perpétuelles, le vrai volcan de l'Italie du nord, aussi incapable de se posséder soi-même que d'endurer un maître : c'était une proie toujours à prendre pour ceux qui voulaient en tenter l'aventure, une porte sans cesse ouverte à l'invasion; Venise, rivale heureuse de Gênes, et d'une humeur tout autre. Venise était comme l'Angleterre de cette petite Europe, avec cette différence tou­tefois : l'Angleterre, chassée du continent, allait se tourner vers la mer; Venise, à mesure qu'elle perdait ses colonies dans les mers du Levant, augmentait ses possessions continentales : différence de position qui en entraîna une aussi dans leurs destinées. L'Angleterre, en se renfer­mant dans son île, se rendait invulnérable; Venise, en sortant de ses lagunes, donnait plus de prise contre elle et se faisait plus d'ennemis. Elle en avait au nord et même au sud de l'Italie. Elle pouvait réputer pour tels, non-seulement Milan, dont elle devenait limitrophe, mais Naples; car, en se repliant des échelles du Levant, elle n'eût pas été fâchée de s'assurer quelques stations sur les rivages méridionaux de l'Italie; autre trait de ressemblance avec l'Angleterre : les ports les meilleurs à sa convenance lui paraissaient dévolus de droit à sa do­mination.
Je n'ai pas encore parlé de Florence : supérieure aux autres par le génie politique et la civilisation, elle aspirait à la prépondérance aussi, mais surtout en Toscane, et se montrait d'autant moins portée à se jeter dans les guerres du dehors. Sa situation intérieure était trop in­certaine , non-seulement par le partage de la population en factions qui se frappaient alternativement d'exil, mais par l'élévation des Mé­dicis1 : or cette famille s'acheminait à la tyrannie, non par les armes comme les chefs des condottieri, qui en ce temps-là firent si grande for­tune, les Sforza par exemple; mais par le commerce et la banque, choses qui s'accommodent mieux de la paix. Florence, à ce titre-là, se trouvait portée à prendre entre les diverses républiques ce rôle de mé­diation qui échappait à là papauté par l'ambition personnelle de
« teur contemporain, auquel ce récit est emprunté, périrent ainsi en 1362 et en 1363. » (T. I ,p. 310.) Il faut voir, dans l'appendice n° 3, l'incroyable décret où celte succes­sion de tortures et de repos préparatoires à de nouveaux supplices est réglée jour par jour, du 1er au 41e! (Ibid. p. 484.) — 1 Sur ces factions populaires et l'élévation des Médicis, voy. M. de Cherrier, t. I, p. 295 à 300.
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Sixte IV, d'Innocent VIII et d'Alexandre VI : telle fut la conduite de Laurent de Médicis. Milan et Naples étaient surtout alors effrayés des vues ambitieuses de Venise. Florence, séparée de Naples par les États de l'Eglise, et de Milan, ou, si l'on veut, des prétentions milanaises, par les Apennins, faisait assez naturellement le lien entre les deux Etats. Leur confédération assura la paix de l'Italie au traité de 1Д801. Mais, après Laurent, ce lien devait être moins facilement, maintenu avec Pierre de Médicis, et une circonstance le fit rompre.
Milan et Naples, qui avaient un intérêt commun contre Venise, se trouvèrent, sur un point particulier, opposés d'intérêt. A Milan régnait de nom le jeune Jean Galéaz Sforza; de fait, c'était Ludovic Sforza ou Louis le Maure2, son oncle, qui tour à tour exilé, puis rappelé de son exil par Bonne de Savoie, mère du jeune prince, l'avait mise elle-même de côté en faisant déclarer le duc majeur (il avait douze ans), et gou­vernait à sa place. Mais Jean Galéaz avait grandi : il avait épousé ( 1489 ) Isabelle, fille d'Alphonse, fils et héritier du roi de Naples, Ferdinand. La situation anomale de Ludovic devait donc un jour ou l'autre prendre fin; car, si le faible Galéaz souffrait qu'il régnât en son nom, Isabelle, sa femme, était humiliée de cette sorte de déchéance. Elle en écrivait à son père; et, quoique Ludovic noyât ses messagers autant qu'il le pou­vait, il en passait toujours bien quelques-uns. Il y avait donc là un pé­ril. Alphonse pressait son père Ferdinand de venir en aide à sa fille; et, si Ferdinand hésitait encore, il pouvait céder; d'ailleurs Alphonse de­vait être roi un jour, et ce jour n'était pas loin.
Ainsi la bonne intelligence de Naples et de Milan était fort ébranlée ; et Ludovic croyait avoir des raisons de craindre qu'en cas de rupture Florence ne fût plutôt pour Naples que pour lui. Dans cette situation , il changea de front brusquement. On l'avait vu, avec Naples et Florence, tenir en échec Rome et Venise. Il quitte Naples et Florence et se rap-proche de Rome et de Venise. Il avait, par son frère, le cardinal Ascagne, concouru à l'élévation de l'indigne Alexandre VI (Borgia) sur la chaire de saint Pierre; et, dans la guerre de Ferrare, il avait, aux dépens de
1 «Il s'efforça, dit de Laurent M. de Cherrier, de maintenir en paix les Etats de « la Péninsule, de les unir pour sauvegarder, s'il le pouvait, l'indépendance nationale. «Sa pensée était d'établir l'équilibre entre eux de telle façon qu'aucun ne devînt «assez puissant pour menacer l'existence des autres; entreprise hardie, qu'il ne lui «était pas donné de réaliser.» (T. I, p. З06.) ' «Surnom qu'on lui avait donné «dans sa jeunesse parce qu'il était extrêmement brun; il le retint avec plaisir, du­« rant sa prospérité, comme un symbole de sa finesse et de sa pénétration. » (Gui-chardin, 1. III, ch. 11.)
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son beau-frère, rendu service à Venise. Cette double combinaison réussit. Le pape entra avec empressement dans la ligue : avec un tel pape le népotisme avait abjuré toute pudeur. Alexandre VI voulait pour ses bâtards, qu'il avouait effrontément, de grandes positions, de grands mariages; il était blessé du refus d'Alphonse, qui avait dédaigné pour une de ses filles, fille naturelle aussi pourtant, une pareille union; il était inquiet du cardinal Julien de la Rovère, qui protestait contre son élévation et était maître d'Ostie. Venise avait paru moins bien disposée d'abord : elle regardait Milan comme sa rivale naturelle, et le pape semblait un allié peu sûr. Cependant elle avait un si grand intérêt à rompre la ligue de Milan, de Florence et de Naples, ligue formée par crainte de ses progrès et tournée contre sa domination, qu'elle ne pou­vait pas longtemps hésiter. La ligue fut donc conclue en avril i4o3 : Jean Galéaz (car c'est en son nom que l'on stipulait), Alexandre VI et le Sénat de Venise firent un pacte où ils se promettaient de rester unis entre eux et de ne point contracter d'autres engagements.
Cet accord produisit une vive émotion à Florence et à Naples. Un instant on eut la pensée de le rompre en attaquant immédiatement le pape et en le forçant à s'en désister. C'était l'avis de Pierre de Médicis et d'Alphonse : ce ne fut pas celui du vieux Ferdinand. Il croyait qu'il était plus sûr de gagner le pape que de l'accabler; c'était, dans tous les cas, plus simple et plus facile, et Ludovic le sentait bien. Il trouvait peu de sécurité dans la position nouvelle qu'il avait prise. Il ne pouvait compter ni sur l'un ni sur l'autre de ses nouveaux alliés : Alexandre VI était tout à ses intérêts particuliers; il avait fait à Naples une proposition qui lui tenait fort à cœur : il ne dépendait que d'Alphonse de le ramener à lui en y satisfaisant. Quant à Venise, ses rivalités de frontière et d'influence avec Milan étaient trop vives pour comporter une amitié durable. C'est pourquoi Ludovic crut devoir chercher d'autres appuis. Après avoir éprouvé de toutes les alliances en Italie : Florence et Naples contre Rome et Venise, Venise et Rome contre Florence et Naples, ayant rompu la première et voyant l'autre prête à se dissoudre, il tourna les yeux vers l'étranger.
L'étranger, c'était ou l'Allemagne ou la France. En Allemagne Maxi­milien succédait à Frédéric III sur le trône impérial (1 £o,3). Mais ii était alors suffisamment occupé aux Pays-Bas; et puis, que faire en Italie si ce n'est aux dépens des Sforza? Car Milan gémissait sous leur joug et eût invoqué comme un moyen de libération cette suprématie impériale contre laquelle ses citoyens avaient si énergiquement lutté jadis à la tête de la Ligue lombarde. «Si le château de Milan eût été à l'Empe-
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«reur, » dit Commines, à propos du projet d'un capitaine qui avait voulu le lui livrer, «c'eût été un grand mouvement en Italie, car tout l'Estat «de Milan se fût tourné en un seul jour, parce que, du temps des Em­« pereurs, ils ne payaient que demi ducat par feu, et maintenant sont «fort cruellement traités, églises, nobles et peuple, et en vraie ty-« rannie. » (Liv. VII, chap. ii.) Ce qu'il fallait à Ludovic, c'est un allié qui eût très-peu de prétentions sur Milan et beaucoup sur Naples; un allié qui lui laissât faire à Milan ce qu'il convoitait, et qui lui en procurât les moyens en forçant le roi de Naples à ne s'occuper que de soi-même : il appela Charles VIII.
On sait quels pouvaient être les droits de Charles VIII sur cette con­trée lointaine. Deux maisons françaises du nom d'Anjou avaient suc­cessivement occupé ou revendiqué le royaume de Naples : la première, issue de Charles d'Anjou, frère de saint Louis, qui, appelé par Urbain IV, avait conquis le royaume sur les héritiers de Frédéric II; la seconde, issue de Louis d'Anjou, frère de Charles V. Une étrange répétition des mêmes désordres et des mêmes fautes avait, sous deux princesses du même nom, livré ce malheureux pays aux rivalités des prétendants. Jeanne Y", petite-fille de Robert le Sage, second successeur de Charles d'Anjou, adopte successivement et oppose ainsi l'un à l'autre Charles de Duraz, son cousin, et Louis Ier d'Anjou : première guerre dynastique où Charles de Duraz reste le vainqueur de Louis I", et qui se renou­velle avec même résultat entre leurs fils, Louis II d'Anjou et Ladislas. Jeanne II, sœur de Ladislas, adopte de même et oppose l'un à l'autre Alphonse V, roi d'Aragon, pour se défendre contre Louis III d'Anjou, puis Louis III pour se débarrasser d'Alphonse V. Alphonse resta le maître et transmit le trône à son bâtard Ferdinand, dont nous avons parlé plus haut; mais Louis III laissa ses droits à son fils René, et c'est ainsi qu'ils se trouvèrent dans l'héritage que la maison d'Anjou, s'étei­gnant avec Charles du Maine, neveu de René, laissait à Louis XI.
Louis XI avait eu grand soin de ne les pas faire valoir. Il savait ce que rapportent les possessions étrangères. Quand les Génois voulaient, pour la deuxième ou troisième fois, se donner à la France, il dit : «Je les « donne au diable ! » et il les donna à Louis le Maure. Il n'aurait pas mieux accueilli les Napolitains. Mais Charles VIII était de tout autre humeur. Il voyait dans une pareille entreprise l'accomplissement de ses rêves d'enfance : un bel exploit chevaleresque et par delà une croisade; car, après Naples, on lui montrait Constantinople et l'Europe même, toute la chrétienté, à délivrer de l'invasion des Turcs. Et ce n'était pas seule­ment de Milan, c'était de Rome, c'était de Naples, non du roi sans doute,
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que lui venaient les excitations les plus pressantes, les plus vives assu­rances. Comment cette affaire fut-elle tramée au dehors, menée à la cour de France, et menée à sa fin, malgré les raisons les plus capitales qui la devaient faire échouer? C'est là ce que M. de Cherrier a surtout mis en lumière à l'aide des pièces nouvellement tirées des archives, et ce qu'il convient d'examiner de plus près avec lui.
III.
Lorsque Louis le Maure députa vers Charles VIII pour l'appeler en Ita­lie, ses envoyés le trouvèrent tout disposé à le bien accueillir. Déjà Inno­cent VIII, après une rupture avec le roi de Naples, Ferdinand, avait engagé le prince à venir revendiquer l'héritage de la maison d'Anjou (1489); et l'année suivante, dans une ambassade à Henri VII au sujet des fian­çailles d'Anne de Bretagne avec Maximilien, Charles, en proposant au roi d'Angleterre une alliance intime, lui avait annoncé l'intention d'aller conquérir le royaume de Naples et de passer de Naples en Grèce pour en chasser les Turcs. Innocent VIII, il es! vrai, n'avait pas donné suite à sa proposition; il s'était rapproché de Ferdinand et lui avait con­féré l'investiture de Naples, sans plus se souvenir de ses offres au roi de France. Mais il y avait à côté de Charles VIII des hommes qui n'avaient pas attendu la démarche du pontife pour jeter cette idée dans son es­prit, et qui ne cessaient de l'y entretenir : c'étaient les barons du parti angevin, chassés de Naples et réfugiés à la cour de Fiance. Ils le pres­saient avec cette passion violente de l'émigré contre celui qui l'a chassé de sa patrie, avec cette foi dans le succès que nourrissent les illusions de l'exil.
Les ambassadeurs de Milan étaient San-Severino, comte de Cajazzo, Jérôme Tullavilla, le comte Charles de Belgioioso et Galéaz Visconti. L'objet public de leur mission était de complimenter le roi sur l'heu­reuse issue des affaires de Bretagne et de le remercier pour l'investiture de Gênes donnée à Ludovic. Des instructions secrètes, que M. de Cher­rier a trouvées aux archives de San-Fedele à Milan, leur prescrivaient de faire valoir le dévouement de Ludovic pour la France, en commu­niquant au roi une invitation qu'il avait reçue du roi d'Angleterre pour se joindre aux Anglais contre lui; de vanter les ressources de Milan, de laisser voir ce que Charles VIII en pourrait tirer, sans engager d'ailleurs Ludovic dans une ligue positive contre l'Angleterre, l'Espagne ou l'Au­triche. Leur objet le plus secret (cela même n'était pas écrit, mais les faits en témoignent), était d'applaudir aux projets de Charles VIII sur
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Naples et d'en hâter l'exécution. Dans leurs conversations particulières, ils flattaient les espérances du jeune roi; ils lui montraient la facilité de l'entreprise. Si Jean de Calabre, fils de René, avait échoué, c'est qu'il avait contre lui le pape et François Sforza. Maintenant Milan et Rome (ils le disaient du moins) étaient pour Charles VIII; Florence et Venise, anciennes alliées de la France, ne pouvaient lui faire défaut. Tous les chemins lui étaient donc ouverts jusqu'à Naples; et à Naples il trou­vait le parti angevin, d'autant plus porté à la révolte qu'il gémissait depuis plus longtemps sous' le joug des Aragonais. L'affranchissement de ces opprimés était comme un premier pas vers cette autre délivrance qui devait mettre le comble à la gloire du jeune roi : la délivrance de la chrétienté envahie par les Turcs.
Tout ce qu'il y avait d'hommes sensés à la cour de Charles VIII, les vieux serviteurs de Louis XI, les familiers d'Anne de Beaujeu, étaient peu favorables à ces brillants projets. Les ressources étaient bornées et on avait bien d'autres ennemis sur les bras. Une guerre d'invasion, quand le territoire de la France était encore en partie envahi, était chose insen­sée : s'il y avait une guerre à faire, c'était pour reconquérir nos pro­vinces et non pour aller chercher au loin un royaume dont la possession devait même nuire beaucoup à la sécurité de nos frontières. Louis de Graville, plus tard amiral, fut le principal organe de cette opposition dans le conseil. Mais l'entreprise plaisait à l'imagination d'un roi de vingt-deux ans, moins sensible aux considérations de la politique qu'aux séductions des romans de chevalerie; et il trouvait autour de lui des gens trop disposés à y condescendre : au premier rang un Gascon, son ancien gouverneur, Etienne de Vers, ancien valet de chambre du roi Louis XI, devenu sénéchal de Beaucaire, «homme de petite lignée, qui «jamais n'avait vu ni entendu nulle chose au fait de la guerre, » dit Co­mines1; et Guillaume Briçonnet, que l'on appelait le général Briçonnet parce qu'il était trésorier général des finances, évêque de Saint-Malo, plus tard cardinal, et pas plus homme d'Eglise qu'homme de guerre. Ils prêtèrent l'autorité de leur assentiment au désir du roi. Un traité secret fut signé avec Ludovic. Le duc de Milan s'engageait à favoriser le pas­sage de Charles VIII et à mettre 5oo hommes d'armes, entretenus par lui, à son service; à lui permettre d'armer à Gênes, à lui prêter 200,000 ducats. Le roi s'engageait à protéger le Milanais, à y mainte­nir Ludovic, et lui promettait Tarente lorsque Naples serait conquise (mai 1/193).
1 Comines, 1. VII, prologue.
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Avant d'en venir à l'exécution de ce traité, il y avait plus d'un point à régler, tant en France qu'en Italie. Charles VIII devait s'accommoder avec les trois puissances qui menaçaient ses frontières : Angleterre, Espagne et Autriche. Il devait s'assurer du concours des peuples italiens parmi lesquels il allait s'aventurer. De ce côté-ci des Alpes, c'était déjà chose à peu près faite, à l'époque du traité conclu avec Milan. Charles VIII avait trouvé sans peine le moyen de désintéresser ses adversaires, en leur abandonnant tout ce qu'ils convoitaient. L'Angleterre réclamait bien toujours ses provinces françaises ; maïs ce n'était qu'une manière de demander de l'argent et on lui en donna : par le traité d'Etaples (3 novembre 1492), le roi s'engageait à payer à Henri VII 124000 livres sterlings, pour le remboursement des avances plus ou moins justifiées qu'il avait faites au duc de Bretagne, et 25,000 à titre d'arrérages de la pension promise pour cent ans à Edouard IV et à ses successeurs. Ferdinand le Catholique réclamait le Roussillon et la Cerdagne, engagés pour de l'argent à Louis XI : par le traité de Barcelone ( 19 janvier 1493), Charles VIII lui rendait ces provinces, sans se faire rendre l'ar­gent prêté. Maximilien réclamait la dot de Marguerite et remettait en question les points litigieux que le traité d'Arras avait eu pour objet de régler: parle traité de Senlis (23 mai 1493), on lui restituait les com­tés de Bourgogne , d'Artois, de Charolais et la seigneurie de Noyers, et bien des droits que l'on pouvait croire à jamais acquis à la France.
C'est à ce prix que Charles VIII s'assurait le moyen de faire une folie; folie désastreuse, qui n'ouvrait à la France la voie des conquêtes étrangères que pour y introduire les puissances rivales après elle, aux dépens de sa propre influence et de la paix du monde. La neutralité des voisins ainsi payée, restait à se ménager le concours des États italiens. C'est ici que l'ouvrage de M. de Cherrier offre un intérêt tout particulier. Charles VIII allait se trouver aux prises avec la diplomatie italienne; et les agents les plus déliés de la politique de Louis XI, sans en excepter Comines, y trouveront des maîtres. Nous sommes, qu'on ne l'oublie pas, au temps de Machiavel. C'est à l'école des hommes avec lesquels Charles VIII va entrer en rapport qu'il aiguise son esprit et forme son expérience; c'est leur pratique dont il fera la théorie dans un livre fameux, où la politique italienne reconnaît aujourd'hui encore et glorifie son propre génie, où elle n'a jamais cessé de chercher son inspi­ration.
Ce fut un Italien, Perron de Basche, Siennois d'origine, que Charles VIII chargea de sonder les dispositions des États italiens ; homme très-fin, très-intelligent, mais qui lui devait apprendre ce qu'il
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en coûte à choisir des hommes habiles en affaires, quand ils songent par­dessus tout à faire d'abord leurs affaires.
Le bruit des projets de Charles VIII avait devancé Perron de Basche en Italie, et vivement agité les esprits. Les uns ne songeaient qu'avec effroi à la puissance des Français. D'autres se disaient que ce n'était, après tout, qu'une idée de Charles VIII. On ne se figurait pas que ce jeune prince, qui avait tant à faire pour se maintenir et se garder chez lui, viendrait courir une pareille aventure. Le roi de Naples, quoique le plus menacé, affectait d'être le moins effrayé. Il se disait que, par mer, les Français ne pourraient venir que sur des vaisseaux d'emprunt, et sa flotte était capable de leur tenir tête ; que, par terre, ils avaient à faire un bien long chemin, à traverser bien des États, et il était fort difficile qu'il ne leur arrivât point de les blesser au passage; que Ludovic lui-même devrait se défier d'eux plus que personne : car, si les Français voulaient un établissement en Italie, Milan, qui était à leur porte, leur convenait bien mieux que Naples. D'ailleurs leurs prétentions sur Naples devaient réveiller contre eux la rivalité des Espagnols, qui, ayant la Sicile, ne les pouvaient pas voir, sans jalousie, venir prendre place de l'autre côté du détroit.
Ces considérations, que Guichardin prête à Ferdinand, étaient par­faitement fondées; mais elles ne pouvaient pourtant délivrer le vieux roi de toute inquiétude. Si un simple prince d'Anjou avait pu mettre Naples en péril, que serait-ce du roi de France à la tête de sa chevalerie? et quel encouragement aux mécontents! Le mieux donc était de préve­nir l'orage, s'il se pouvait; et Ferdinand y travailla. Il avait alors des ambassadeurs en France pour négocier le mariage de Charlotte, fille de son deuxième fils Frédéric, avec le roi d'Ecosse; il leur envoya des ins­tructions nouvelles ; il députa spécialement Camille Pandone avec pou­voir de négocier un accommodement à tout prix. Et en même temps il agissait auprès des États italiens. Il se ramenait le pape, en donnant toute satisfaction à ses désirs; il affermissait les bonnes résolutions de Pierre de Médicis. Rome et Florence étant pour lui, la route de terre était barrée; mais la porte de l'Italie devait-elle rester ouverte? Qu'allait faire Milan? Quels étaient les projets de Ludovic?
Ferdinand en augurait mal, et, pour y couper court, le meilleur eût été de l'accabler, sans doute. Seulement cela n'était pas si facile; et Ludovic ne donnait point de prétexte à l'agression. Il affectait même de s'inquiéter des préparatifs de Charles VIII. Il faisait dire au pape, à Pierre de Médicis, à Ferdinand lui-même, qu'il était prêt à tout faire pour l'arrêter. Il avait envoyé sa femme Béatrix et une ambassade extra-
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ordinaire à Venise pour renouveler son alliance avec la république. L'objet de cette alliance devait être de fermer l'Italie du nord aux Bar­bares, de quelque nom qu'ils s'appelassent, de quelque côté qu'ils pussent venir. Et lui-même appelait ces Barbares, non d'un côté, mais de deux côtés en même temps; car, au moment où il traitait avec Charles VIII, il se liait aussi à Maximilien; il lui faisait épouser Blanche , sœur de Jean Galéaz, à la condition qu'il lui donnât l'investiture de Milan pour lui-même et pour ses fils : nouveau crime et plus grand encore à l'égard de l'Italie. C'était rendre force à la suprématie impériale, dont il impor­tait avant tout de s'affranchir; c'était permettre à Maximilien d'ajouter aux vieux droits de l'Empire un droit nouveau de famille; c'était se ménager contre le mal qu'il allait attirer sur son pays un remède plus dangereux encore. Toutes les invasions auxquelles la malheureuse Italie allait être livrée pour toute la durée des temps modernes étaient déjà là en puissance: car, tandis que Ludovic appelait actuellement la France et éventuellement l'Autriche, Ferdinand menacé implorait l'ap­pui des Espagnols!
Lorsque l'envoyé de Charles VIII, Perron de Basche, arriva en Italie, il trouva en plus d'un heu moins d'accueil qu'il ne l'avait espéré. Louis le Maure, lui-même, semblait reculer devant les engagements qu'il avait pris: il voulait conférer avec Venise, s'en remettre au Saint-Père; mis au pied du mur, il protestait de sa fidélité à sa parole, de la façon d'ailleurs la plus propre à en faire douter. Venise, que l'on croyait séduire en lui montrant la conquête de Naples comme un achemine­ment à la guerre contre les Turcs, se refusait à donner son avis sur l'en­treprise et ne répondait à des demandes de secours que par des assurances d'amitié et de dévouement. Le duc de Ferrare était mieux disposé: il espérait profiter de la guerre de Charles VIII pour reprendre la Polé­sine. Pierre de Médicis, à Florence, répondait comme un homme qui ne veut ni se compromettre ni s'engager; Alexandre VI enfin, qui, dans ses querelles avec Naples, avait aussi invoqué Charles VIII, ne songeait qu'à traîner les choses en longueur.
Cette mission peu décisive pour Charles VIII montrait au moins aux Italiens que ses projets étaient sérieux. Un refus net de concours, une alliance déclarée en vue d'y faire obstacle, auraient suffi sans doute pour les étouffer dans leur germe. Il y eut échange de communications entre Venise, Naples, Rome et Florence, mais rien d'arrêté; et Ludovic, alarmé de ces intelligences, revint à ses résolutions premières et pressa Charles VIII d'accomplir ce qu'il avait projeté.
Au milieu de cette mêlée diplomatique dont M. de Cherrier suit avec
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une grande habileté toutes les péripéties1, Ferdinand mourut (28 jan­vier 1/19/1), et sa mort sembla rendre la lutte plus imminente encore. Alphonse succédait à son père, et Louis le Maure se trouvait en pré­sence d'un adversaire direct dont il n'avait rien à espérer. Les deux personnages n'en commencèrent pas moins à se faire les plus grandes protestations de bon vouloir. Alphonse, en faisant part de son avène­ment à Ludovic, sollicitait de lui son amitié et ses bons conseils. Ludovic le suppliait de mettre en oubli tous ses anciens griefs, et il parlait à l'am­bassadeur napolitain d'une ligue entre Milan, Naples, Ferrare et Flo­rence pour déjouer les projets de Charles VIII : mais, en même temps, il faisait dire à Charles VIII de hâter la conclusion d'une confédération italienne contre Naples en lui donnant le prétexte saint d'une guerre contre les Turcs, de ne plus se contenter de paroles vagues, de forcer chacun à se déclarer.
Charles VIII s'était rendu à son appel. Il était arrivé à Lyon (mars ( 1494), et, dans le temps que ses troupes venaient s'y réunir, il envoyait de nouveaux messagers en Italie : à Rome, où le pape promettait, comme suzerain, d'examiner l'affaire, s'excusant, comme père des fidèles, de prendre les armes contre l'une ou l'autre partie; — à Florence : et sur la réponse évasive de Pierre de Médicis, Charles VIII faisait arrêter à Lyon les marchands florentins; — à Venise enfin, qui donnait toujours de bonnes paroles, offrant ses vœux pour la guerre de Naples et se réservant pour la guerre des Turcs. Le plus sûr était de ne compter que sur soi-même, et Charles VIII le savait bien; il hâtait donc ses pré­paratifs, il ralliait autour de lui sa noblesse, il frétait des vaisseaux à Villefranche, à Marseille, à Gênes même.
Alphonse n'était pas non plus resté inactif. Il avait su former, sans Milan, cette ligue dont Ludovic ne lui parlait que pour le tromper. Il s'était lié par des traités formels et le pape, et Pierre de Médicis, et les principaux seigneurs de la Romagne. Il négociait toujours avec Venise, qu'il ne pouvait pas croire fort attachée à Ludovic ; il faisait appel à Fer­dinand d'Aragon et même au grand Turc. Maître du sud de l'Italie, ayant devant soi des alliés, et derrière, des soutiens au besoin, il s'était mis à la tête de ses armées dans les Abruzzes et s'apprêtait même à por­ter la guerre dans les Etats de Ludovic. Malheureusement le pape était un allié qui réclamait plus de secours qu'il n'en donnait : Alphonse fut contraint de détacher une partie de ses troupes pour le défendre contre
1 Voyez tout le chapitre ix, Négociations de Charles VIII avec les gouvernements italiens, t. I, p. 349 et suiv.
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les Colonna et contre le cardinal de la Rovère, maître d'Ostie; mais il ne laissa pas de prendre l'offensive. Ferdinand, son fils, conduisit un corps de troupes en Romagne d'où il comptait marcher sur le Milanais afin de provoquer un soulèvement en faveur de Jean Galéaz, et Fré­déric, son frère, ramenait à Gênes avec une flotte les exilés génois. — Ce plan fut dénoncé à Charles VIII par le cardinal de la Rovère et contrecarré dans son exécution. Frédéric fut prévenu à Gènes par le duc d'Orléans, et ses troupes, mises à terre, furent battues à Rapallo (2 septembre 1494). Ferdinand n'eut pas plus de succès contre Milan: le comte de Cajazzo avec un corps de Suisses, et Stuart d'Aubigny, avec 200 lances françaises, l'arrêtèrent aux confins de Ferrare; et, sur ces entrefaites, Charles VIII avait passé les Alpes (2 septembre 1494). Ce qu'on vient de voir n'est qu'un prélude : la vraie campagne allait com­mencer.
Je ne m'arrêterai pas à retracer, après M. de Cherrier, les fautes et la fortune étrange de cette expédition : imprévoyance à la préparer, témérité à la conduire; l'argent amassé pour la guerre dissipé à l'avance dans les fêles; la campagne engagée sans autres ressources que des prêts espérés ou des emprunts à faire; et toute cette marche à l'aventure, si bien en rapport avec l'esprit qui l'inspira. Ce n'était qu'en tremblant que les vieux conseillers de Louis XI, domines, par exemple, associé par la malice ou par la fantaisie de Charles VIII à des hasards qu'il avait réprouvés, suivaient les pas de celte jeunesse tout enivrée d'une gloire nouvelle; et quelle stupeur en voyant que sa folie avait raison de leur sagesse; qu'elle trouvait ouvert partout le chemin où ils avaient signalé tant d'obstacles impossibles à franchir!
De la conquête, Charles VIII ne connut que les fêtes et les hon­neurs : députations apportant les clefs des villes sur des plats d'or; joyeuses entrées, acclamations, réjouissances publiques, bals et festins splendides. L'Italie allait à sa rencontre dans tout l'éclat de sa civilisation; Léonard de Vinci était l'ordonnateur de ses fêtes; elle se plaisait à étaler devant lui toutes les merveilles de ses arts, toutes les magnificences de son luxe. Mal en advint plus d'une fois aux hôtes de Charles VIII. Quand la duchesse de Savoie, quand la marquise de Montferrat, toutes deux régentes pendant la minorité de leurs fils, le reçurent, l'une à Turin, l'autre à Casai, revêtues de leurs plus riches parures, il leur emprunta leurs diamants et les mit en gage. Cette façon de mener la guerre avait bien aussi ses périls. A Asti, où Louis le Maure et Béatrix, sa femme, lui firent visite avec tout ce qu'il y avait de belles dames à Milan, le jeune roi par trop fêté tomba malade. Une réception fit con-
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traste avec les autres : ce fut lorsque, relevé de maladie, il vint avec Lu­dovic, à Pavie, faire visite au souverain nominal de Milan. La jeune femme de Jean Galéaz, Isabelle, se jeta à ses pieds, lui recommandant son fils et le suppliant de ne pas attaquer son père. En présence du terrible Maure, elle ne lui parlait pas de son mari: mais l'infortuné était là, et son pâle visage portait déjà l'empreinte de sa destinée. Charles VIII arrivait à peine à Plaisance et à Parme qu'il apprenait sa mort.
Ludovic,àcette nouvelle, repartit brusquement pourMilan,où le sé­nat lui déféra le titre de duc, alléguant qu'un enfant comme celui que laissait Jean Galéaz ne suffisait pas aux circonstances présentes ; et, dès le lendemain, ce protégé de la France se parait des insignes du pouvoir comme les ayant reçus par avance de l'empereur Maximilien.
Cet événement, qui rendait plus fort l'allié de Charles VIII, loin de donner confiance à l'armée, ne lui inspira que des craintes : et ce n'était pas sans raison. Ludovic, maître du pouvoir qu'il avait voulu s'assurer à l'aide des armes françaises, allait se trouver moins porté à soutenir les Français qu'à se débarrasser d'eux; et l'on savait de quoi il était capable. On n'avait pas douté un seul instant que le poison (art infernal dont l'Italie, de l'aveu de Guichardin, avait encore le triste monopole) ne l'eût servi dans cette dernière circonstance. Non-seulement lui, mais tous les Italiens devinrent suspects; et le duc d'Orléans donnait le conseil de prendre occasion de ce crime pour se tourner contre le duc empoisonneur et substituer la conquête de Milan à celle de Naples. C'était une entreprise plus facile, plus avantageuse, qui offrait une belle revanche à l'héritier des Visconti sur les Sforza. Mais le conseil paraissait trop intéressé, et Charles VIII ne renonçait pas pour si peu à ses brillantes chimères. Il ferma même les yeux sur le changement que cette nouvelle situation pouvait amener dans l'attitude et les réso­lutions de Louis le Maure, et reprit le cours de son expédition.
Il quittait les pays alliés pour entrer sur les terres suspectes ou enne­mies : par quel chemin devait-il s'avancer ? par la Romagne ou par la Toscane? Parla Romagne, il ne pouvait pas craindre beaucoup le jeune Ferdinand : mais il eût paru éviter Florence et Rome, qui lui étaient hostiles, et il laissait ainsi à l'ennemi de grandes positions derrière soi. Il se décida pour la Toscane où l'appelaient Laurent et Jean de Médicis, proscrits par leur cousin, et des sympathies plus ou moins avouées.
Ici encore nous ne pouvons que renvoyer à M. de Cherrier sur l'état de la Toscane et les révolutions qu'y devait amener la présence de Charles VIII. Il y avait en Toscane, dans cet ancien pays de liberté,
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comme une accumulation de tyrannies : tyrannie des Médicis sur Flo­rence, tyrannie de Florence sur Pise, la noble république-, tyrannie de ville à ville, plus odieuse peut-être encore que l'autre, comme n'ayant point d'excuse. Un peuple peut, en certains jours, avoir besoin d'une main puissante qui le gouverne; mais la domination d'une ville sur une autre n'a de raison que le droit du plus fort; la ville qui en opprime une autre est indigne de la liberté. Pierre de Médicis était, du reste, bien peu digne lui-même et bien peu capable de commander aux Florentins, et son crédit se trouvait déjà fort ébranlé. Je regrette que M. de Cherrier n'ait pas insisté davantage sur ce mouvement des esprits dans Florence et sur le rôle de ce dominicain fameux qui, prê­chant à tous la réforme, croyait voir dans la main de Charles VIII l'épée de Dieu tirée pour l'accomplir : je veux parler de Jérôme Savo­narole1. Les progrès des Français en Toscane furent rapides. Les Français avaient dans leur armement, surtout dans cette arme nouvelle qui se mêlait déjà chez eux au vieux appareil de la chevalerie, l'artil­lerie de campagne, les canons de bronze aux boulets de fer, une supé­riorité marquée sur les Italiens; et leur façon de combattre déroutait absolument la tactique usitée en Italie. Ce n'étaient plus de ces ren­contres où les condottieri enrôlés indifféremment à la solde de tel ou tel prince, se battant pour gagner leur vie et intéressés à se ménager, jou­taient des journées entières, sans se faire souvent d'autre mal que de se jeter à bas de cheval. Les soldats français faisaient en toute conscience leur métier, tuant sans merci qui leur opposait résistance : et la manière dont ils traitèrent les garnisons de quelques places prises d'assaut ré­pandit au loin la terreur. Aussi renonçait-on à les combattre. Pierre de Médicis, venu avec la députation que Florence envoyait à Charles VIII pour l'arrêter, lui livra, sans marchander, les principales défenses de la Toscane. Il y perdit Florence; car la ville, indignée, lui ferma ses portes au retour, et le frappa de proscription.
Charles VIII continuait d'aller en avant sans rencontrer d'obstacle, faisant là, comme naguère chez ses alliés, des entrées triomphales. Lucques l'accueillit avec acclamation, et il y reçut de Sienne des messages qui dès lors lui donnaient toute assurance de dévouement. Pise montra bien plus d'enthousiasme encore à son arrivée : la ville, comme nous le disions, était depuis longues années sous le joug de Florence. Elle reçut Charles VIII en libérateur, renversa le lion de Florence pour le rem­placer par ses armes, et le roi laissa faire sans trop s'inquiéter de ce
1 Voyez l'ouvrage de M. Perrens , Jérôme Savonarole.
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qu'en penseraient les Florentins. Cela n'était pas de nature, en effet, à disposer favorablement les Florentins à son égard; mais comment lui résister? Les portes lui furent ouvertes, que dis-je? on les enleva de leurs gonds, un pan de mur fut abattu et le fossé comblé en signe d'une plus entière soumission ; mais l'intérieur était loin d'offrir l'aspect d'une ville conquise. Le gonfalonnier et les huit prieurs de la seigneurie étaient allés à sa rencontre; des députations de nobles et de bourgeois, toutes à cheval, l'attendaient avec les ordres religieux venus en proces­sion. Ce fut avec cette escorte qu'il entra dans la ville à la tête de ses troupes, la lance sur la cuisse; il trouvait partout les rues jonchées d'herbes et de fleurs, les maisons tendues de riches étoffes, les drapeaux fleurdelisés et les écussons aux armes de la France appendus aux fe­nêtres; et, tandis qu'il faisait trembler le sol sous les roues bruyantes de ses canons, les cloches retentissaient comme pour un triomphe populaire.
Etait-ce un hôte, était-ce un maître qu'on recevait ainsi? On voulait croire que c'était un hôte; et pourtant qui l'eût pu dire? L'ennemi des Français, c'était Pierre de Médicis, et il était chassé de Florence; mais il avait traité avec Charles VIII, et le roi maintenant le voulait rame­ner. Cela faillit empêcher tout accord : « Sonnez vos trompettes, et nous « sonnerons nos cloches, »dit fièrement Capponi pour trancher le débat. Nul pourtant ne se souciait d'en venir à la lutte : «Le peuple tremblait « grandement, » dit Guichardin ; et Charles VIII avait autre chose à faire. Des articles furent adoptés, où l'on renonçait de part et d'autre aux prétentions trop absolues1. Le roi ne parlait plus de souveraineté, mais il gardait les places fortes, obtenait de l'argent; et ainsi Florence, qui, selon l'espoir du roi de Naples, devait arrêter Charles VIII, allait con­courir, comme le reste de la Toscane, au succès de son expédition.
Restait Rome : mais le nord de l'Italie était-il toujours aussi assuré aux Français ? et Charles VIII en conquérant les alliés du roi de Naples n'était-il pas exposé à perdre les siens ?
On a vu quelle était la situation nouvelle de Milan. Quant à Venise, la vieille alliée de la France, elle n'avait donné que des paroles; et Charles VIII, avant de quitter la Lombardie, y avait envoyé Comines pour en obtenir davantage. Mais Venise redoutait que la France ne devînt trop forte en Italie. A la mort de Jean Galéaz, elle aurait vu volon­tiers Charles VIII soutenir son fils ; car elle se défiait du Maure. Ludo­vic ayant succédé sans opposition, Venise avait jugé prudent de ne se
Voyez t. II, p. 36.
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point mettre mal avec lui : car elle préférait encore son voisinage à la domination directe des Français, et, comme Milan, elle les voyait avec inquiétude prendre position en Toscane. Les deux puissances naguère rivales avaient donc un intérêt commun, une cause de rapprochement; mais, avant de rien conclure, elles voulaient voir ce qui arriverait à Rome 1, et l'attente ne devait pas être longue.
Alexandre VI était fort inquiet; et vraiment à Rome on ne pouvait que s'attendre à une catastrophe. A quelle époque avait-on jamais vu, pouvait-on voir jamais se manifester plus clairement ces sinistres pré­sages de l'Evangile : «Quand vous verrez l'abomination de la désolation «dans le lieu saint. . ., " Alexandre VI siégeant dans la chaire de saint Pierre !
M. de Cherrier nous montre le trouble et les agitations du pape en ce péril. Devait-il résister, fuir ou traiter? Il avait commencé par négo­cier ; mais Charles VIII ayant déclaré qu'il ne voulait rien conclure qu'avec lui personnellement, il eut peur et ne songea plus qu'à la résis­tance. Ferdinand s'était replié de la Romagne sur Viterbe, et de Viterbe sur Rome : quelle meilleure occasion? Mais l'approche des Français faisait lever la tête partout aux ennemis du pontife : les troupes de Naples suffiraient-elles à les contenir? Il fuira donc; et il avait fait, signer aux cardinaux l'engagement de le suivre partout. Mais était-il bien sûr qu'ils le suivraient? et, quand Charles VIN serait à Rome, ne pourraient-ils pas bien l'y rejoindre à l'appel du cardinal de la Rovère? Rome était un lieu qu'il était, dans sa situation, imprudent de céder. Cependant tout le pays était déjà aux mains de Charles VIII. Virginio Orsini, qui y pos­sédait de grands domaines, avait envoyé ses fils faire leur soumission au roi de France, tout en restant au service du roi de Naples : car «ainsi «vivent en Italie, dit Comines, et les seigneurs et les capitaines, et ont «sans cesse pratique avec les ennemis et grand peur d'estre des plus « faibles2. » A Rome même le peuple se montrait favorable aux Français. Alexandre VI était dans l'angoisse : il se rappelait tout ce que Charles VIII pouvait réclamer de lui, et comme roi de France et comme roi très-chrétien; il voyait le cardinal de la Rovère auprès du prince, parlant
1 Sur ces craintes de Venise et ses négociations avec Milan, voyez t. II, p. 55-6o. —-2 Comines, 1. VII, ch. ix. Le témoignage de Guichardin est plus fort encore: « Les Français, peu accoutumés aux souplesses italiennes, furent dans la plus grande « surprise que Virginio, sans quitter le service du roi de Naples, consentît néan­« moins à ce que ses fils traitassent avec le roi de France; qu'ils s'obligeassent à lui ■ fournir les vivres, à lui donner une retraite et un passage sur les terres qu'ils «avaient dans les Etats de l'Église, etc. » (Liv. I, ch. iv.)
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de réunir un concile. Heureusement Charles VIII se souciait peu de mêler à la question de Naples une question religieuse, une réforme de l'Eglise, un schisme peut-être! Il fit au pape de grandes promesses: Alexandre n'hésita plus. Il permit à Charles VIII d'entrer clans Rome, lui demandant un sauf-conduit pour Ferdinand qui s'y trouvait encore; mais celui-ci le refusa, ne voulant pas d'autre garantie que son armée.
Ferdinand sortait par une porte, quand les Français entrèrent par une autre, fort déçus dans l'idée qu'ils s'étaient faite de la ville éternelle. Saint-Pierre n'était pas encore bâti, et ils se connaissaient peu en anti­quités1 ! Le pape s'était réservé le Transtevere ; il se retira même bientôt dans le château de Saint-Ange, voulant bien recevoir le roi dans Rome, mais non se mettre entre ses mains. Ce n'était pas ainsi que Charles VIII avait coutume d'être accueilli, et le pape faillit se trouver mal de ses défiances. Déjà le canon était braqué sur le château, et plusieurs cardinaux pressaient Charles VIII de recourir à des mesures d'une .autre sorte qu'ils jugeaient plus décisives encore. Le pape se hâta de céder. Par le traité qui fut conclu (i 1 janvier iaq5), il ouvrait au roi ses principales places fortes jusqu'après la conquête; il lui promettait l'investiture de Naples; il lui livrait Djem, frère de Bajazet, moyen d'action que Charles VIII voulait se ménager contre les Turcs; et, comme gage de sa propre fidélité, il lui donnait, pour le suivre, son fils, le cardinal de Valence, César Borgia2. Alors il osa revenir au Va­tican; il fit Briçonnet cardinal, reçut Charles VIII au serment d'obé­dience, le proclama fils aîné de l'Église, et il commença à ne plus tant craindre les desseins de la Rovère et des autres cardinaux, ses ennemis.
Cet événement annonçait au roi de Naples ce qu'il avait maintenant à redouter. Non-seulement son plan d'attaque avait échoué, mais lui-même était à découvert. Florence puis Rome avaient dû céder et se joindre même au roi de France. Ferdinand, débordé et ramené de la Romagne à Rome, avait quitté Rome et se repliait derrière les frontières de Naples; et que n'avait-il pas à craindre en deçà même de ces fron­tières où tant de monde détestait le joug aragonais? Alphonse, comme dernier remède, abdiqua en faveur de son fils ; mais ces abdications ira extremis n'ont jamais sauvé les dynasties, et Ferdinand devenu roi en allait faire l'expérience.
Charles VIII, il faut le reconnaître, lui laissait tout le temps d'y
1 Charles VIII fit pourtant publier une relation intitulée: Les merveilles de Rome. M. de M. Cherrier l'a reproduite dans ses éclaircissements, t. II, p. 483-491- — 2 Voyez t. II, p. 84-86.
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aviser. Il était resté une semaine et plus à Florence. Une ville comme Rome méritait bien un plus long séjour: il y resta un mois. Quand il en partit (28 janvier iiig5), il ne tarda point à voir ce qu'il pouvait attendre d'Alexandre VI : dès son arrivée à Velletri, César Borgia, qui le devait suivre, l'abandonnait. Charles VIII n'en continua pas moins. Il n'avait pas coutume de regarder derrière, et devant, tout se passait de la même sorte. Ferdinand s'était posté dans une forte position, à San-Germano près du Garigliano : ses troupes s'enfuirent jusques à Capoue. La place était forte, et il se trouvait couvert par le Vulturne, la seconde ligne de défense du royaume de Naples : une émotion à Naples l'y rap­pelle. Illaisse, en partant, à Trivulce le commandement des troupes. Mais, pendant son absence, Trivulce traite avec Charles VIII; et, quand il revient de Naples à Capoue, il apprend que, dès la veille, les habitants y ont reçu les Français. Il revient à Naples, mais là aussi le peuple ameuté crie: «Vive la France. » Ferdinand, menacé dans sa liberté, est réduit à se jeter, avec ce qui lui reste de troupes, dans les deux châteaux qui commandent sa capitale : le château Neuf et le château de l'OEuf, presque inaccessible par sa position au milieu de lamer; et Naples, sans plus se soucier de lui, envoie une députation à Charles VIII pour lui dire que «ses nouveaux sujets l'attendent, comme les Juifs le Messie. » Ce n'est pas seulement le parti angevin , c'est la population tout entière qui l'acclame à son arrivée (22 février) : «Jamais, dit Comines, peuple «ne montra tant d'affection à roi ni à nation, comme ils montrèrent « au roi, et pensaient estre tous hors de tyrannie. » Il y fut reçu, dit Guichardin , avec tant d'allégresse, qu'on eût dit qu'il était le père et le fondateur delà ville : hommes, femmes, enfants, se précipitaient vers lui: «Qui ne pouvait lui baiser la main, dit le bulletin officiel, lui baisait «le pied. » Charles VIII à cheval, sous un poêle de drap d'or porté par quatre nobles seigneurs, se rendit à la cathédrale où l'on chanta le Te Deum. Ferdinand, de ses châteaux, y répondait bien par les salves de son artillerie. Mais, dès le lendemain, il se retirait dans l'île d'Ischia, laissant des garnisons dans ses deux forts. Il était difficile qu'ils tinssent longtemps ainsi abandonnés du prince; ils se rendirent successivement, le château Neuf, le 7 mars, le château de l'OEuf, le 20.
Telle fut cette campagne où, selon l'expression d'Alexandre VI, «les « Français s'en venaient avec des éperons de bois, sans autre peine que « d'envoyer leurs fourriers en avant, la craie en main, pour marquer leurs «logis1.» Elle ne s'était pourtant point faite sans coup férir; mais
1 Voyez Comines, 1. VII, ch. xi.
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c'était, plutôt des exécutions que des batailles : exécutions assez rapides, assez terribles pour montrer la force de l'artillerie française et l'humeur du soldat. Cette rapidité de la conquête devait être funeste au vainqueur. Elle lui ôtait le sentiment de la difficulté vaincue, l'intelligence du péril qui pouvait naître de sa victoire. C'est au moment, en effet, où if triomphe, que ce péril commence; sa victoire même provoque le mou­vement qui doit l'emporter.
Nous venons de suivre dans sa marche jusqu'à Naples l'expédition de Charles VIII, et il faut que je m'excuse d'avoir paru quelquefois par­tager avec M. de Cherrier le rôle de l'historien. Plus les documents nouveaux qu'il a produits ajoutent de détails curieux à l'histoire, plus il importe de mettre en relief les événements principaux qu'ils éclairent et de montrer le fil qui les unit. On a vu combien l'Italie était floris­sante à la fin du xve siècle; comme il lui eût été facile de se faire res­pecter, si elle avait été je ne dis pas une, mais unie; quelles rivalités la travaillaient à l'intérieur; quelle ambition l'ouvrit à l'étranger. On a vu son attitude à la veille de l'invasion. Le roi de Naples menacé s'unit à Rome, à Florence, aux petits seigneurs de la Romagne; Milan appelle l'ennemi, Venise attend. Mais le roi de Naples est miné dans ses propres Etats par les effets de son despotisme; le pape est versatile; à Florence, il y a lutte sourde entre les intérêts des Médicis et ceux de la cité. Ainsi cette masse qui semblait compacte n'a rien de solide, et tout le reste est ouvert. Nous avons dit avec quelle facilité Charles VIII passe les Alpes, comme il est reçu à Turin, à Casai et dans le Milanais même; et les pays hostiles ne lui offrent pas plus de diffi­cultés. Les Napolitains, qui ont pris l'offensive en Romagne et dans l'Etat de Gênes, sont réduits à se défendre; Florence, puis Rome, les deux alliés de Naples, s'ouvrent l'une après l'autre au conquérant, et Naples va faire de même. A mesure que les Français s'avancent, la résistance semble s'évanouir. Le vieux roi Ferdinand était mort à la veille de l'inva­sion ; son fils Alphonse abdique lorsqu'elle est aux confins de son royaume ; Ferdinand II, qui reçoit de son père la couronne, ne peut pas mieux la soutenir; abandonné à la frontière, menacé dans sa capitale, il se re­tire : trois générations de rois se sont effacées devant Charles VIII.
Charles VIII, maître de Naples, s'imagina trop facilement qu'il n'avait plus rien à faire pour posséder le pays tout entier. Acclamé par un peuple las du joug de ses rois, il crut trop volontiers que cette haine des autres équivalait à du dévouement pour lui-même. Il était là comme
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sur un trône séculaire; il s'y croyait établi pour toujours, et il agissait comme un homme qui n'a pas de lendemain. Il remettait les impôts, il épuisait le trésor en largesses; et avec cela il ne se faisait pas populaire : car ces largesses étaient pour ses amis; et, quand 1» trésor était vide, il recourait aux exactions : au lieu des dispenses promises, il fallait lui repayer ce qu'on avait payé déjà à l'ancien maître. Ainsi il ne se gagnait personne : ni le peuple ni les nobles, pas même ces barons « angevins » qui étaient à Naples, dès avant la conquête, le parti de la France. On leur faisait «des rudesses aux portes," dit Comines: toutes les faveurs étaient pour les Français1, et, quand les autres réclamaient au moins leurs biens confisqués, on les renvoyait aux tribunaux. Quelquefois même on les leur reprenait pour les donner à d'autres 2.
Ainsi le prince, accueilli naguère avec tant d'enthousiasme, n'était pas un maître étranger qui ne demandait pas mieux que de se faire Italien, comme les Angevins ou les Aragonais: c'était purement et simplement un maître étranger; et tous suivaient son exemple. On agissait comme en pays de conquête, et on le faisait impunément. «La vie licencieuse « des gens de guerre, dit M. de Cherrier, leurs procédés insolents envers « leurs hôtes, provoquaient de nombreuses plaintes, qu'on n'écoutait pas. « Chaque jour à Naples, et jusque sous les yeux du roi, quelque acte de « violence troublait la paix publique, sans qu'aucune répression en pré-«vînl le retour. Le vin fort et capiteux s'y vendait à bas prix. Les soldats
1 « A défaut d'argent, les vivres trouvés en abondance dans les forteresses furent «donnés à ceux qui les demandèrent, et par ceux-ci mis en vente. Etienne de «Vesc, cet ancien valet de Louis XI, devenu par faveur sénéchal de Beaucaire, «fut créé duc de Nola et grand chambellan du royaume. L'Ecossais Stuart d'Au-«bigny eut l'épée de connétable, le comté d'Acri, et le marquisat de Squillace. «Jean Rabot, conseiller au parlement de Grenoble, devint protonotaire, chef » de la justice. Le roi, croyant s'attacher les frères Colonne, leur donna plus de «trente châteaux à leur convenance. Les princes de Salerne et de Bisignano furent
« largement gratifiés de riches seigneuries____Bornons-nous à dire que les anciennes
« confiscations ne suffisant pas à contenter les solliciteurs, on leur distribua une «bonne partie des terres domaniales. A en croire les documents vénitiens, la « plupart de ces enrichis, nécessiteux, ou peu confiants dans la durée d'un établisse-«ment fondé sur de telles bases, cherchaient à vendre les terres qui leur avaient « été données. Comme peu d'acheteurs se présentaient, ces biens étaient cédés à vil «prix : deux cents ducats, par exemple, pour un revenu de cent ducats.» (X- II. p. 156-i57.) 2 «C'est ainsi, dit M. de Cherrier, que le comte de Celano, venu « à Naples avec les Français et rétabli dans sa seigneurie, la reperdit bientôt après. «Ce fief avait été confisqué par le roi Alphonse et donné au duc de Melfi, un de « ses fidèles. La fille de ce dernier, jeune, belle et d'humeur facile, plut à Charles VIII a et en obtint contre toute raison que Celano fût rendu à son père. On fit plus: «main-forte lui fut donnée pour en expulser le légitime possesseur. » (T. II. p. 156.)
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«et principalement les Suisses, presque toujours ivres, parcouraient !a «ville, cherchant querelle aux passants.» (T. II. p. 158.) — «Il ne «semblait pas aux nôtres, dit Comines, que les Italiens fussent «hommes. » La leçon des Vêpres siciliennes était oubliée, ou l'on se croyait assez fort pour en braver le retour.
Dans cette situation précaire, Charles VIII ne songeait qu'à pousser plus loin la réalisation de ses rêves: après Naples, la Grèce, Constan-tinople! C'est pour cela qu'il s'était fait livrer Djem par le pape; c'est à cause de cela aussi qu'au lendemain de la conquête de Naples, Djem était mort (26 février1) : le pape, gagné par le sultan, ne l'avait, dit-on, livré qu'empoisonné 2. Ces projets n'élaient-ils que folie? Mais la folie avait si bien réussi jusque-là! Cette rapide conquête, cette marche triomphale avaient produit partout la plus vive impression. Les popu­lations albanaises et grecques, soumises depuis si peu de temps, ne de­mandaient qu'à se lever; et Bajazet n'était point un Mahomet II. On ne saurait dire à quoi n'aurait pas abouti une tentative hardie. Si l'Italie, si Venise l'eût appuyée, le succès était certain : mais c'était là le côté douteux de l'entreprise et aussi le faible de la position.
L'Italie avait eu grand'peur : elle commençait à s'en remettre, en passant la revue de ses forces et en les comparant au petit nombre des Français qui s'étaient aventurés si loin de leurs frontières. Si quelqu'un d'abord avait espéré gagner à l'invasion, tous maintenant avaient perdu ou craignaient de perdre : non-seulement Ferdinand II, chassé de Na­ples, mais ceux que Charles VIII avait contraints d'entrer dans son alliance : à Rome le pape privé de ses forteresses, inquiet pour sa tiare; en Toscane, Pierre de Médicis chassé de Florence; Florence réduite dans sa domination 3; et même celui qui avait été l'allié, l'introducteur des Français en Italie, Louis le Maure, devenu duc de Milan. En ap­pelant les Français, il n'avait voulu que susciter des embarras au roi de Naples ; et l'invasion avait abouti à la conquête : conquête si facile, qu'elle devait lui donner sérieusement à penser. Déjà Charles VIII avait pris position dans les Etats romains et en Toscane; et il n'était pas
1 Et non le 25 janvier comme le porte le livre de M. Cherrier, par une faute d'impression évidente (t. II p. 135) : à cette date Charles VIII n'avait pas encore quitté Rome.— 2 «La corruption d'Alexandre, dit Guichardin, rendant tout croyable, fit « penser à plusieurs que Bajazet lui ayant envoyé de l'argent par George Bucciardo, «il avait vendu à ce prince le sang de son frère Zizim.» (Guichardin, liv. II, ch. ii.) —s Charles VIII ne prenait pas même la peine d'adoucir pour les Florentins l'amer­tume de cette situation : «Si vos sujets, dit-il un jour à leurs ambassadeurs, se ré­« voltent parce qu'ils sont maltraités, que voulez-vous que j'y fasse?» (Ibid.)
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possible qu'il ne songeât pas à ses griefs contre Milan, quand il avait près de lui deux hommes si intéressés à les lui rappeler : Louis d'Or­léans, l'héritier des Visconti, et Trivulce, exilé milanais, qui, à la tète de l'armée napolitaine, avait livré l'entrée du royaume de Naples au roi de France.—Ajoutez Venise, restée jusque-là en dehors de ces alliances et de ces hostilités, mais intéressée, autant que personne au résultat; et c'était comme la clef de la situation.
Qu'allait-elle faire en cette occurrence? C'est vers elle que tout le monde tournait les yeux. Charles VIII, on l'a vu, avant d'entrer en Toscane, avait député Comines à Venise, et le vieux conseiller de Louis XI, frappé de sa grandeur, ébloui, plus qu'il ne convenait sans doute, des apparences de force de sa constitution 1, avait compris au moins combien il importait de l'avoir pour amie. C'est bien aussi ce que pensaient les autres, et de toute part on y envoyait des ambassades, non-seulement les Italiens, mais les puissances étrangères : Ferdinand d'Aragon qui craignait pour la Sicile, Maximilien pour la couronne im­périale (car on disait que Charles VIII la demandait pour lui-même à Alexandre VI2); même le Grand Turc, à la requête du pape, disait-on.
Ces menées secrètes sont ce que M. de Cherrier a le mieux mis en lumière à l'aide de Marino Sanuto et des documents nouveaux qu'il a consultés. Comines voulut savoir ce qui se tramait en dehors de lui dans ces conseils. Il alla trouver la seigneurie. On ne lui nia point qu'il n'y eût des négociations; mais on prétendait qu'il s'agissait d'une ligue contre le Turc. Une ligue contre le Turc eût bien été l'affaire du roi ; mais ce qui devait faire douter que ce fût l'objet des conférences, c'est que Comines n'y était pas admis, et l'ambassadeur du Sultan était là. Il était là, et on lui dénonçait les projets de Charles VIII contre son maître ! Les Vénitiens avaient d'abord espéré que Charles VIII n'irait pas jusqu'au bout de son entreprise. Même quand Naples fut prise, ils comptaient que les châteaux ne le seraient pas. Lorsqu'on sut qu'ils étaient aussi au pouvoir des Français, ce fut une grande consternation. Mais dès ce moment la ligue fut faite (3i mars i/ta5). Comines en reçut l'annonce dans une grande assemblée du Sénat. Pour faire meilleure contenance, et troubler dans leur joie ceux qui croyaient
1 Voyez liv. VII, ch. xv : «Et vous dis bien que je les ai connus si sages, «et tant enclins d'accroistre leur seigneurie, que, s'il n'y est pourvu tost, tous « leurs voisins en maudiront l'heure, etc. » — 2 « On lui avait rapporté que le roi de «France prenait le titre de Carolus octavus, secundus Magnus, d'où l'on lirait cette « conséquence que Charles VIII prétendait recommencer le règne de Charlemagne. " (M. de Cherrier, t. II, p. 147, d'après les Archives de la réformation de Florence.)
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l'avoir confondu, il affecta de tout savoir déjà ; et il en avait deviné, il en avait appris à Charles VIII quelque chose : mais ce fut l'âme navrée qu'il retourna dans son logis, et il nous dit assez naïvement la triste mine qu'il faisait au milieu des réjouissances dont cet acte fut l'occasion1. Un seul ambassadeur parut disposé à se rapprocher de lui : celui contre lequel on avait fait semblant de s'entendre, l'ambassadeur du Graud Turc !
Toutes les illusions s'étaient donc dissipées, et Charles VIII, au mo­ment où, selon ses premiers rêves, il aurait dû marcher triomphalement sur Constantinople, n'avait plus qu'à revenir à Paris. M. de Cherrier pense pourtant qu'il aurait pu relever encore ses affaires : «Si, au pre-«inier avis des négociations de Venise, dit-il, on avait rassemblé l'armée « disséminée dans les provinces, en laissant des garnisons dans quelques « villes importantes comme Gaëte et Capoue, mais surtout dans les chà­« teaux de Naples; qu'on eût ensuite pris l'offensive, sans donner le « temps aux confédérés de réunir leurs forces, on aurait pu, en se por-« tant rapidement par la Romagne sur le Milanais, en chasser Ludovic « et mettre à sa place le duc d'Orléans. Du même coup la ligue eût été «rompue, ou du moins frappée d'impuissance : Venise n'avait point « complété ses armements et Maximilien était au fond de l'Allemagne. «En supposant que des troupes espagnoles venues de Sicile eussent, «avec le concours de la noblesse napolitaine, profité de l'absence des « Français pour occuper une bonne partie du royaume de Naples, l'armée «victorieuse retournant sur ses pas, en eût eu facilement raison. Le « pape lui-même se fût estimé heureux d'obtenir l'oubli du passé par une «entière soumission aux volontés du roi, et la chute de Ludovic eût «affermi pour longtemps la prépondérance française dans la Péninsule. « Aucun des ministres ne paraît en avoir eu la pensée. Quand, de fois à
1 « Et au saillir de leur conseil je rencontrai l'ambassadeur de Naples qui avoit une « belle robe neufve, et faisoit bonne chère; et en avoit cause, car c'estoient grandes « nouvelles pour lui. A l'aprèsdisné tous les ambassadeurs de la ligue se trouvèrent « ensemble en barque (qui est l'esbat de Venise , où chacun va, selon les gens qu'il «a) et aux despens de la seigneurie; et, pouvoient estre quarante barques qui « toutes avoient pendeaux aux armes de leurs maistres. Et vis toute cette compagnie «passer pardevant mes fenestres; et y avoit force menestriers; et ceux de Milan, au «moins l'und'iceux, qui m'avoit tenu compagnie beaucoup de fois, faisoit bien con-« tenance de ne me connoistre plus. Et fus trois jours sans aller par la ville, et mes «gens, combien que jamais ne me fut dite en la ville, ni à homme que j'eusse, « une seule mal gracieuse parole. Le soir firent une merveilleuse feste de feux, sur «les clochers, force fallols allumés sur les maisons de ces ambassadeurs, et ar-« lillerie qui tiroil. Et fus sur la barque couverte, au long des rives, pour voir la «feste, environ dix heures de nuict, et par espécial devant les maisons des am­bassadeurs, où se faisoient banquets et grand chère.» (Liv. VII, ch. xv.)
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«autre, Charles VIII quittait ses plaisirs habituels pour les affaires, il «songeait à abréger son séjour en Italie; mais bientôt de nouvelles dis-« tractions le détournaient de ce dessein. Il ne faisait alors, porte une «lettre de Saint-Malo à la reine, que parler de ses accoutrements pour « faire son entrée solennelle à Naples et pour la fête de l'investiture *. »
Il ne voulait pas, en effet, quitter Naples avant d'y recevoir tous les insignes de cette royauté qui allait être aussitôt perdue que gagnée. Il résolut donc de se faire couronner sans plus attendre le consentement du pape; et ce fut l'occasion d'une entrée solennelle et d'une imposante cérémonie. « Dès le matin, dit M. de Cherrier, la population de la ville et «celle des campagnes voisines était sur pied. L'infanterie suisse et gas-« conne, qui formait la haie dans les rues où devait passer le cortège, avait « ordre de ne point repousser le peuple... Charles VIII était à cheval, « sous un riche dais porté par de grands seigneurs napolitains. H avait «une couronne fermée sur la tête, le sceptre dans la main droite, un « globe d'or dans l'autre main... Il se rendit à l'église cathédrale. L'arche-« vêque, à la tête de son clergé, alla processionnellement à sa rencontre « et le conduisit devant le maître-autel, où était exposé le chef de saint «Janvier. Charles VIII fit ses oraisons, prit les ornements royaux, puis « prononça à haute voix le serment ordinaire de bien gouverner ses «sujets, de les entretenir en leurs droits, libertés et franchises : pro-. « messes qui ne coûtent guère aux souverains... Dans la même journée, » il reçut le serment de fidélité qu'on devait à chaque nouveau roi. Jean « Pontanus, le fondateur de l'Académie de Naples [comblé de faveurs par « les rois aragonais], le harangua au nom du peuple napolitain. Pendant « trois jours, on alluma des feux de joie, la ville fut illuminée. Il y eut «à la cour des fêtes, de grands repas2.» Après quoi il fallut partir.
Si Charles VIII avait mieux gouverné le pays, il aurait pu quitter la ville sans crainte. Le souvenir des anciens rois l'eût protégé contre leur retour. Mais maintenant la haine du peuple pour ses maîtres s'était re­tournée contre lui. Toute cette population, qui avait eu son rôle aussi dans le spectacle dont il l'avait gratifiée, le suivait de ses malédictions secrètes à son départ : quand il partit (20 mai), près de deux mois après la conclusion de la ligue, déjà la flotte espagnole avait débarqué Ferdinand II en Calabre, et la flotte vénitienne se montrait devant les ports de la Pouille.
Charles VIII, en quittant Naples, avait laissé une portion de son armée dans son nouveau royaume : ce n'était pas assez pour le garder,
T. II.p. 170-171—2 T. II, p. 176-178.
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c'était trop pour la sécurité de son retour. Malgré les assurances données par le doge à Comines qu'on n'empêcherait en rien, qu'on favoriserait même sa retraite, tout lui devait être sujet d'inquiétude. H ne pouvait pas compter sur ses alliés nouveaux, et les anciens étaient devenus ses ennemis. Le roi devait tâcher de se ménager au moins la neutralité des premiers et de tenir les autres en respect par de nouvelles troupes ap­pelées de France. Le premier point était le moins difficile : ceux qui s'étaient montrés d'abord disposés à lui fermer le chemin pour la con­quête, avaient tout intérêt à le laisser partir. Le pape, bien qu'entré dans la ligue, lui donna les meilleures paroles; mais, croyant plus que jamais prudent de se tenir à distance, il évita d'être à Rome pour le, recevoir. La Toscane était fort partagée. La révolution qui s'était accom­plie à Florence, l'influence qu'y avait acquise Savonarole étaient favo­rables à la France; mais la révolution qui avait éclaté à Pise, en pré­sence de Charles VIII, lésait les Florentins; et ils étaient moins touchés de la liberté qu'ils avaient reconquise que de la domination qu'ils avaient perdue par suite de son expédition. Dans cette situation, ils n'étaient pas entrés dans la ligue contre lui, et ils ne le combattaient pas, mais ils ne l'aidaient pas non plus : or l'aide alors lui était nécessaire. Le duc d'Orléans, demeuré à Asti avec l'ordre de réunir des troupes pour re­joindre le roi, en avait usé pour attaquer le duc de Milan; il était entré dans Novare, il voulait aller plus loin : entreprise téméraire; car, s'il était possible de conquérir le Milanais, la chose devait être plus facile quand Charles VIII serait arrivé. En agissant ainsi, il s'exposait et il exposait l'armée de Charles VIII; et, en effet, quand Charles eut besoin de lui, le prince, rejeté et renfermé dans Novare, ne put venir à son secours, Charles, du reste, ne paraissait avoir aucune idée du péril. Lorsque Comines, qu'il avait rappelé, le rejoignit à Sienne, il lui demanda en riant si les Vénitiens envoyaient au-devant de lui. Il ne se pressait pas plus au retour qu'à l'aller. Il s'arrêtait à Sienne, où on le faisait capitaine de la ville. «Et ceci amusa le roi six ou sept, jours; et lui a montrèrent les dames; et y laissa le roi bien trois cents hommes et « s'affaiblit de tant'. » A Pise, autre retard : toute la population, hommes et femmes, le suppliaient de ne pas les remettre en la tyrannie des Florentins : « Et toutes sortes de gens s'en mesloient jusques aux archers «et aux Suisses; et menaçoient ceux qu'ils pensoient vouloir que le roi «tînt sa promesse, comme le cardinal de Saint-Malo2. » Tout cela
1 Comines, I. VIII, ch. 11. 2 Comines, 1. VIII, ch. m. « Ces pleurs et ces cris, «dit Guichardin, pénétrèrent le cœur des soldats; les Suisses mêmes en furent at­tendris, et ils allèrent trouver le roi en grand nombre et tumultueusement. Un de
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prend encore au roi et du temps et des troupes : cinq ou six jours pour les fêtes et quelques cents hommes pour la garnison. A Lucques, deux jours encore; et à Sarzane, envoi d'hommes d'armes et d'arbalétriers, destinés à soulever Gênes. Il perdait donc à dissiper ses forces un temps que ses ennemis employaient à accroître les leurs. Il lui restait à peine 1 0,000 hommes capables de combattre, quand il s'approcha des Apen­nins, où les alliés, de leur côté, envoyaient, pour lui en disputer le passage, 3o,ooo hommes sous la conduite du marquis de Mantoue.
Heureusement, quand il y arriva, le passage n'était pas gardé. Trois cents Milanais seulement occupaient le fort de Pontremoli, et les habi­tants du bourg ouvrirent leurs portes à notre avant-garde. Ce fut l'oc­casion d'une scène sanglante. Les Suisses, ces bons Suisses, qui naguère avaient versé tant de larmes sur les infortunes des Pisans, se rappelant que plusieurs de leurs camarades avaient péri devant ce bourg à leur pre­mière entrée en Toscane, passèrent au fil de l'épée toute la population. On s'engagea dans la montagne, et ici les difficultés commencèrent : comment hisser sur ces pentes abruptes l'artillerie de tout calibre qui faisait la force de notre armée? Les Suisses, honteux maintenant de leur violence et jaloux de l'expier, se dévouèrent; et, s'attelant jusqu'au nombre de deux cents aux plus gros canons, sous la conduite de La Trémouille, ils parvinrent à les monter, et, chose plus difficile, à les descendre. Signalons encore dans cette traversée un trait que M. de Cherrier a négligé : la joie des soldats à la vue de ces plaines de Lom­bardie « pour la grand'faim et peine qu'on avait endurées en chemin, » et leur étrange peur quand, arrivés à Fornoue, au sein de l'abondance de toutes choses, la vue de deux Suisses qui s'étaient «tués à force de « boire1 » leur fit croire que le vin et les vivres étaient empoisonnés. Nul n'osait y toucher; mais les chevaux, qui n'avaient pas ce préjugé, man­gèrent et n'en moururent pas. On fit comme eux et on ne s'en trouva pas plus mal.
Les confédérés se voyaient si forts, qu'ils n'imaginaient pas que les Français oseraient jamais les affronter. Quand ils surent qu'ils l'osaient, ils commencèrent à perdre eux-mêmes de leur assurance. Ils mirent même en délibération si on les empêcherait de passer : « Ils s'en allaient, «qu'on les laisse faire!» C'était l'avis de plusieurs, et ils citaient ce proverbe : « A l'ennemi qui se retire, il faut faire un pont d'or. » On en
« leurs chefs se fit leur orateur : il allait jusqu'à dire que, si le besoin d'argent le «portait à une démarche aussi honteuse que celle d'abandonner ces malheureux, « il prît plutôt les chaînes d'or et tout l'argent des Suisses, et qu'il retînt leur solde «et les pensions.» — ' Comines, I. VIII, ch. v.
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écrivit à Milan, et de Milan à Venise. Mais les Français devaient arriver avant la réponse; et, honorablement, il n'était pas possible qu'on se fût réuni en aussi grand nombre pour se borner à les regarder passer. Cette résolution prise, il eût été conséquent de leur disputer dans les Apennins mêmes le passage. Mais, confiant dans la supériorité de ses forces, le marquis de Mantoue avait jugé plus habile de laisser Char­les VIII quitter la Toscane, où il avait des appuis, traverser la chaîne, descendre jusqu'au pied des montagnes. Il s'était logé à quelque dis­tance, comptant bien y acculer les soldats du roi de France et les prendre tous comme d'un seul coup de filet1 : c'est au point que l'a­vant-garde française étant survenue, séparée de trois journées de marche du corps de bataille, le prince, qui pouvait l'accabler, n'en fit rien, de peur que des fugitifs n'allassent donner, l'alarme aux autres et que l'ar­mée entière ne lui échappât. Sa tactique était fort risquée, et sa position aurait dû lui donner moins de confiance dans la réussite. « En réalité, dit « M. de Cherrier, on ne pouvait choisir une position moins favorable que «celle que le marquis de Mantoue prit à Gierola. Dès que son plan était «délivrer bataille à l'ennemi, et non de le rejeter de l'autre côté de la «montagne, il ne devait point se placer dans une vallée étroite, di­« visée par un torrent qu'une crue subite pouvait rendre infranchissable. « Telle était, entre Gierola et Fornoue, la vallée du Taro. Faute de pou­« voir y développer sa nombreuse cavalerie, le marquis de Mantoue di­« minuait les dangers de la petite armée française2. »
Les alliés occupaient la rive droite du Taro; Charles VIII, gagnant l'autre rive, résolut de passer devant eux (6 juillet 1495). Comines reçut l'ordre d'aller avec le cardinal de Saint-Malo demander la liberté du passage, mission dont il se fût fort bien dispensé3. Mais, en attendant, on marchait sous la protection du canon. Ce fut durant cette marche aventureuse que le marquis de Mantoue voulut couper l'armée fran­çaise, et, par ce mouvement, engagea décidément le combat. M. de Cherrier a fait de la bataille un récit où le coup d'œil de l'ancien mi­litaire, aide de camp de Napoléon, guide la plume de l'historien. On sait toute la bravoure que le jeune roi montra dans cette rencontre, et avec quelle vigueur les Français remportèrent la victoire : victoire qui, d'ailleurs, n'eut pas d'autre effet que l'objet proposé, à savoir, de s'ou­vrir le chemin; qui ainsi n'empêcha pas les fugitifs de se rallier, de re-
1 Pour Charles VIII, il paraît que Venise avait adopté un autre moyen en­core : c'était de le faire empoisonner. (Voy. t. II, p. 216, 217 et l'appendice.) — * T. II, p. 215. —3 « Environ deux jours devant, on m'avoit parlé que j'allasse parlera « eux; caria crainte commençoit à venir aux plus sages... — Rendez-vous fut donné, et
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venir un peu après sur les derrières de l'armée française, et de s'ima­giner, en la suivant, qu'ils la poursuivent! La bataille de Fornoue fut célébrée à Milan, à Venise, à Rome, à Bologne, comme un triomphe des armes italiennes sur les Barbares. Il faut dire que les suites de cette brillante journée paraissaient bien faites pour entretenir les Italiens dans cette croyance et donner le change aux étrangers. Comment expliquer raisonnablement d'une autre sorte la longue inaction du roi à Turin et de ses troupes à Verceil en présence de l'ennemi qui assiégeait No-vare ; et pour conclusion, ce traité de Verceil entre Charles VIII et Lu­dovic (10 octobre 1495), qui remettait les choses dans le Nord au point où elles en étaient à l'arrivée de Charles VIII, mais qui, au fond, sem­blait finir toute cette campagne par une capitulation 1 ?
Charles VIII avait donc bien peu à s'applaudir de cette fastueuse équipée. Il avait conquis un royaume, mais ce royaume était dès lors presque perdu; il avait remporté une victoire, mais cette victoire était suivie de la reddition de la seule ville qu'on eût prise au duc de Milan. Ludovic, au contraire, n'avait pas tort de se croire triomphant. Sa poli­tique si téméraire semblait en tout justifiée par le succès, et c'est le grand point de la politique italienne. Appeler les Français en Italie pour se faire duc de Milan, c'était vraiment folie; c'était leur donner le goût de l'Italie , et en Italie que pouvaient-ils raisonnablement souhaiter que Milan? Mais, par le fait, l'invasion française n'avait servi qu'à Ludovic. H triomphait, et les puissances italiennes qui étaient naguère les rivales de Milan, Florence, Rome, Naples, avaient toutes, plus ou moins, dû s'hu­milier devant le roi de France. Venise même, le centre de cette ligue qui avait fait reculer Charles VIII, Venise tombait sous la menace de Milan ;
reçu à mi-chemin des deux armées : «Environ minuit me dit le cardinal de Sainct-« Malo (qui venoit de parler au roy; et mon pavillon estoit près du sien), que le roy « partiroit au matin, et iroit passer au long d'eux, et feroit donner quelque coup de «canon en leur ost, pour faire algarade, et puis passer outre sans y arrester. Et «crois bien que ce avoit esté l'advis du cardinal propre, comme d'homme qui sça-« voit peu parler de tel cas, et qui ne s'y connoissoit... Je dis au cardinal, que si «on approchoit si près que de tirer en leur ost, il n'estoit possible qu'il ne saillit «des gens à l'escarmouche, et que jamais ne se pourroient retirer d'un costé ni « d'autre, sans venir à la bataille; et aussi que ce seroit au contraire de ce que j'avois «commencé, etc. (Comines, 1. VIII, ch. v.) — La suite le prouva bien. (Ch.vi.)Voir encore le chapitre suivant où Comines raconte comment le lendemain il se mit en devoir de reprendre sa conférence interrompue par la bataille. Ses compagnons lui en auraient même volontiers laissé toute la charge : « et me parlèrent de demourer « derrière pour tenir le parlement, dont je m'excusai disant que je ne voulois point «me faire tuer à mon escient, et que je ne serois pas des derniers à cheval. » — 1 Voy. sur ce traité, Guichardin, 1. II, ch. v, et M. de Cherrier, t. II, p. 3o5.
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car le traité de Verceil rétablissait, entre Charles VIII et Louis le Maure, une alliance à laquelle Venise était invitée d'accéder, sous peine d'y être contrainte par les forces unies de Milan et de la France \
A part ce triomphe insolent de la fraude qui, tôt ou tard d'ailleurs, trouve toujours son revers, la France et l'Italie auraient pu également tirer profit de cette expérience. Charles VIII, au moment où il songeait encore à se remettre en campagne, avait succombé, frappé de mort subite, et l'Italie allait voir disparaître du royaume de Naples les der­niers vestiges de l'invasion2. La France avait pu apprendre ce que l'on gagne aux conquêtes lointaines, et l'Italie ce qu'il en coûte à appeler l'étranger. Quel avantage pour le royaume et pour le monde entier, si la France, qui venait d'ailleurs de rendre un si grand prestige à ses armes, s'était bornée à en user pour mieux régler, que ne l'avait fait Charles VIII, ses différends avec ses voisins; si l'Italie, débarrasée de l'invasion étran­gère, avait su refaire, pour la paix intérieure et la défense commune, cette ligue devant laquelle Charles VIII s'était retiré ! Les choses, par un singulier bienfait de la Providence, étaient ramenées au même point qu'auparavant, avec la leçon du passé pour ne pas retomber dans les mêmes fautes. Mais cette leçon devait être perdue. La France, de pro­pos délibéré et de connivence avec d'autres Italiens, allait se jeter de nou­veau et entraîner le monde après elle dans les guerres d'Italie, et l'Italie, plus que jamais déchirée à l'intérieur3, allait, pour toute la suite des temps jusqu'à notre époque, devenir la proie des étrangers.
V.
J'ai dit plus haut que la guerre d'Italie était le principal sujet de M. de Cherrier dans son histoire de Charles VIII. Cela est si vrai, que,
1 Nous ne pouvons plus que renvoyer à M. de Cherrier pour les négociations qui précèdent le traité de Verceil et qui le suivent; car ce traité, pour Charles VIII, n'é­tait pas une fin, mais comme les préliminaires d'une action nouvelle qu'il ne lui fut pas donné d'entreprendre.— 2 Naples, moins les châteaux, était retombée, dès le 7 juillet 1495, au pouvoir de Ferdinand II. Montpensier emmena du Château Neuf son artillerie et le gros delà garnison à Salerne le 26 octobre, et les fantassins qu'il y avait laissés encore capitulèrent le 8 décembre ; la tour de Saint-Vincent s'était rendue le 27 novembre; le fort de l'OEuf tint jusqu'au 27 février 1496. Presque toutes les villes avaient suivi l'exemple de Naples. Le 20 juillet 1496, Montpensier, renfermé dans Atella par Gonzalve de Cordoue, capitulait, et succombait peu après à l'épidémie qui décimait ses troupes. Restaient Gaëte et Tarente, Monte San An­gelo et Venosa, où flottait encore le drapeau français. Gaëte capitula le 19 no­vembre. — 3 Voir au livre III de Guichardin les factions et les guerres qui la déso­lent entre l'expédition de Charles VIII et celle de Louis XII.
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le récit du règne achevé, l'auteur y joint deux appendices pour nous donner la suite de cette guerre sous Louis XII d'abord, puis sous Fran­çois Ier jusqu'au triomphe de Charles-Quint. Dans le plan où je conce­vais le remaniement de l'ouvrage pour une édition prochaine, en même temps que la première partie du règne de Charles VIII se réduirait aux proportions d'un simple résumé, les appendices s'assimileraient au corps même du récit et le continueraient avec la même ampleur. C'est sur­tout sous Louis XII, c'est dans le commencement de François I" que s'accumulent les fautes politiques dont la France supportera si longtemps les fatales conséquences. L'expédition de Charles VIII, après tout, n'avait été qu'une aventure de roman réalisée, une brillante fantaisie exécutée à l'honneur de la furie française, une féerie en action ; une marche triom­phale à travers l'Italie, introduisant à la conquête du plus séduisant des royaumes, et une retraite disputée au dernier moment fort à propos pour qu'elle se couronnât d'une victoire. Tout cela s'en était allé en fumée; mais l'imagination en restait émue comme d'un beau rêve évanoui. Il n'en fut pas de même .des campagnes de Louis XII et de François Ier; et le cœur saigne quand on voit l'œuvre calculée des politiques abou­tissant aux plus sanglants désastres : des rois gâtant comme à plaisir, par de folles prétentions et des combinaisons insensées, la position la plus belle que la France ait jamais pu demander à la conquête; appelant eux-mêmes ceux qui les doivent chasser, et n'ayant détruit les puissances italiennes que pour élever sur leurs ruines et sur les nôtres la puissance de nos plus redoutables ennemis. Je ne veux point m'appesantir sur ce sujet bien plus curieux encore à étudier que l'autre, puisque aussi bien, dans l'ouvrage de M. de Cherrier, il n'est traité qu'en appendice; mais je ne puis cependant point ne pas justifier en peu de mots, puisqu'il y a touché lui-même, les conclusions de cette sorte de réquisitoire contre deux rois beaucoup trop "admirés.
Louis XII avait voulu recueillir toute la succession de Charles VIII. Il épousa sa veuve, répudiant sa sœur, pour garder la Bretagne; il re­prit tous ses projets sur l'Italie. II*y avait un double intérêt : il avait à faire valoir sur Naples les droits qu'il tenait de Charles VIII, et sur Milan ceux de sa propre maison. Ce fut par là qu'il commença. Il n'a­vait rien à craindre de ses voisins. Henri VII avait trop d'embarras en Angleterre; Maximilien était tenu en échec par les Suisses; Ferdi­nand le Catholique faisait passer avant tout l'union de l'Aragon et de la Castille; et en Italie Louis XII avait pour lui la peur qu'inspirait Lu­dovic à tout son voisinage. Allié de Venise contre ce prince, comme Char­les VIII avait été l'allié de Ludovic contre Naples, il prit, perdit par ses
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fautes, mais reprit une seconde fois Milan; et, cette fois, maître de la personne de Ludovic en même temps que du pays, il se voyait l'arbitre de l'Italie entière. Les puissances du nord de la péninsule l'avaient accueilli ou secondé; au centre, les villes de Toscane avaient besoin de sa protection contre Florence, et Florence même, de son amitié, pour ne pas retomber sous les Médicis; Alexandre VI à Rome ne de­mandait qu'à être oublié, et les petits seigneurs de Romagne à être sou­tenus contre l'ambition de César Borgia; au sud enfin, le roi de Naples, incapable de se défendre seul contre les Français, était prêt à toutes les concessions et se serait fait volontiers le vassal de la France.
Quelle devait être la politique de Louis XII? C'était évidemment d'ac­cepter une telle situation et de la rendre même, par toutes sortes de ménagements, plus acceptable aux autres. Mais elle ne lui suffit pas. Il voulut mettre le centre de l'Italie aux mains de ses alliés, les Borgia, il voulut prendre Naples pour lui-même; et quant à Naples, comme il ne pouvait l'avoir sans entrer en lutte avec le roi d'Aragon, maître de la Sicile, il eut l'étrange idée de partager avec lui : résolution aussi insen­sée en elle-même que révoltante dans son exécution ; et ce fut Louis XII qui en porta la peine. Il avait fait entrer avec lui dans ce royaume celui qui bientôt l'en chassa.
En appelant le roi d'Aragon dans le royaume de Naples, il avait livré le sud de l'Italie à l'ennemi; en abandonnant la Romagne à César Borgia, il fit du centre la même chose : car cette force qu'il avait mise aux mains sanglantes et impures des Borgia, allait échoir, après la mort d'A­lexandre VI, à Jules II, c'est-à-dire à l'ennemi déclaré des étrangers en Italie, et d'abord de la France. Restait au moins le nord : et là, appuyé de Venise, il pouvait tenir tête à tout adversaire. Mais, par une nouvelle aberration d'esprit plus grande encore que toutes les autres, il se prit à envier à Venise ce qu'il lui avait cédé du Milanais; et, pour l'en dé­pouiller, il fit alliance avec les ennemis de cette république, c'est-à-dire ses ennemis à lui-même, avec Jules II, avec Maximilien. Il avait appelé l'Espagne dans l'Italie du sud, il appelait l'Autriche dans l'Italie du nord : le résultat ne devait pas être différent. Il fut chassé du nord comme du sud; il avait tourné contre lui les Italiens et les puissances étran­gères; et, après de si brillants débuts, suivis de tant de fautes , il voyait la France envahie dans ses frontières : résultat trop ordinaire des guerres de conquête! Il n'avait pas seulement humilié les armes de la France, il avait déshonoré sa politique! Aux traités de Grenade, de Lyon, de Blois, de Cambrai, il avait dépassé en mauvaise foi la diplomatie ita­lienne, et il avait trouvé plus perfide et plus habile que lui. On peut
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vanter les vertus de Louis XII et son administration intérieure; il fut bon, clément, généreux, économe, le Père du peuple, mais au total un des fléaux de la France: car c'est lui qui a commencé la grandeur de nos rivaux; c'est lui qui les a introduits en Italie et qui a fait de ce malheureux pays un champ de bataille où la France a dû verser le meilleur de son sang jusqu'à nos jours.
François Ier ne fit pas mieux d'abord, et la seconde partie de son règne, quoique plus sagement inspirée, fut impuissante à réparer le mal que la première avait fait ou laissé faire. François Ier ne veut rien abandonner des prétentions de Louis XII sur l'Italie. Il est jeune, il est ardent, et son coup d'essai dépasse en éclat les plus grands succès de son prédécesseur. Sûr de Venise et de Gênes, en quelques jours il franchit les Alpes, gagne la grande bataille de Marignan et conquiert sur Maximilien Sforza, le client des Suisses et de l'Autriche, Milan et tout le Milanais. Les princes et les républiques de l'Italie, les Médicis rétablis à Florence, et le pape Léon X saluent le vainqueur, acceptant, amis de la veille ou du lendemain, la décision de la victoire; et les puis­sances étrangères s'y résignent ou recherchent même sa bonne amitié. Les Suisses, qui l'ont combattu pour le compte d'un autre, il est vrai, se lient à lui par un pacte perpétuel. Le roi d'Angleterre, Henri VIII, le jeune Charles, petit-fils de Maximilien et de Ferdinand d'Aragon, dès ce moment en possession des Pays-Bas, avaient à l'avance traité avec lui.
Ce jeune Charles, qui faisait hommage à François I8r pour ses pro­vinces françaises et recherchait son alliance, était pourtant le rival qu'il aurait bien pu deviner. Il était l'héritier naturel de Maximilien et de Ferdinand, ses deux aïeuls : et quels périls, s'il réunissait un jour, avec tous leurs Etats, leurs possessions et leurs prétentions en Italie? Or ce n'était pas chose tellement fatale qu'une politique habile ne pût l'em­pêcher. Charles avait un frère, Ferdinand, élevé auprès de son aïeul Ferdinand le Catholique, et qui semblait être l'objet de ses préférences; Ferdinand songeait même à lui laisser sa succession. L'intérêt de Fran­çois Ier était de favoriser ce dessein, qui avait pour soi d'ailleurs les meil­leures raisons politiques. Qu'est-ce que l'Espagne, qui venait de s'ouvrir le Nouveau Monde, gagnait à se jeter avec l'Autriche dans la politique de l'ancien continent ? qu'est-ce que l'Autriche devait gagner à s'unir à l'Espagne? François I" y aurait sans peine déterminé Ferdinand, si, pour l'y fixer, il lui avait offert de ne plus l'inquiéter davantage sur la Navarre et sur Naples. Il n'en fit rien; bientôt même', Ferdinand étant mort, François Ier, au traité de Noyon, aidait Charles d'Autriche à aller prendre possession de l'Espagne, moyennant un article qui lui donnait
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une sorte de satisfaction sur Naples. La couronne de Naples était reconnue à Charles, comme les autres, à la condition qu'il épousât la fille de François Ier: elle était au berceau! Voilà donc toute la puissance de l'Espagne aux mains du maître des Pays-Bas. C'était déjà un voisin redoutable; mais combien plus, s'il ajoutait à l'héritage de Ferdinand celui de Maximilien ? Ici encore la politique de François Ier n'était pas sans moyen d'action. H y avait deux choses dans la succession de Maxi­milien : il y avait les États autrichiens et il y avait l'empire; les pre­miers, héréditaires; l'Empire, électif, et qui pouvait, Maximilien mou­rant, passer à une autre maison. Or l'Allemagne même souhaitait qu'il en fût ainsi. Les électeurs ne demandaient pas mieux que d'interrompre cette sorte de prescription qui devait, grâce à la continuité des élec­tions, assurer à l'Autriche l'hérédité même de l'Empire. Il ne s'agissait que de les y aider, et c'est ce que François Ier voulut faire. Mais, pour empêcher Charles d'être élu, il n'imagina rien de mieux que de briguer l'Empire pour soi-même. C'était placer les électeurs dans l'alternative de choisir entre un prince allemand, dont ils n'aimaient pas la maison, et un prince étranger, dont ils redoutaient bien plus encore la race et la personne. Ils élurent le candidat national, et Charles-Quint réunit de cette sorte le double héritage de Maximilien et de Ferdinand.
Ainsi commence cette redoutable rivalité dont l'Italie doit être le théâtre. Telle est l'impression que François Ier, par l'éclat de ses débuts, a faite en Europe, que, la querelle commençant, c'est encore lui que l'on redoute; c'est contre lui, c'est avec Charles que se liguent les princes intéressés à se garder de la suprématie du plus fort. Mais l'illu­sion est bientôt dissipée. François Ier voit par deux fois ses généraux chassés du Milanais, et, à la veille d'y rentrer lui même, trahi par le con­nétable de Bourbon, il est menacé dans ses frontières. Une troisième tentative, qui n'est pas plus heureuse, est encore suivie de l'invasion de la France. Cette fois pourtant François Ier en personne arrête et pour­suit au delà des Alpes l'ennemi qui se retire en désordre. Il se croit maître du Milanais; il entrevoit même Naples déjà, si seulement il s'em­pare de Pavie : mais il est battu et pris devant Pavie; il ne se rachète qu'en abandonnant, au traité de Madrid (i4 janvier i526), toutes ses prétentions sur Naples et sur Milan.
L'Europe alors voit où est le péril. Ce petit prince des Pays-Bas, qui maintenant réunit toutes les couronnes d'Espagne avec les États de l'Au­triche et l'Empire en Allemagne, est, par le fait, maître de l'Italie. Hier il tenait le roi de France dans ses prisons; aujourd'hui ses troupes em­portent Rome d'assaut et lui mettent le pape entre les mains. C'est
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contre lui qu'il faut se réunir, et François Ier est le chef naturel de la ligue. Mais la guerre n'est pas mieux conduite : François Ier, qui veut Naples pour sa part, voit cette ville lui échapper au moment où il la peut croire à lui. Le royaume de Naples est reconquis pour l'Empereur; la Lombardie finit par demeurer aux impériaux. Clément VII, échappé de Rome, revient plus ou moins volontairement au parti de Charles-Quint; et François Ier, au traité de Cambrai, renonce à toutes ses pré­tentions (3 avril 1529). Il se taisait sur ses confédérés italiens; c'est librement cette fois qu'il abandonnait la péninsule à la toute-puissance de la maison d'Autriche.
M. de Cherrier termine son deuxième appendice au moment où Charles-Quint prend, à Bologne, la couronne de fer, et reçoit, à Rome, la couronne impériale des mains de Clément VII (22 février et 24 mars 1530). Ce qui va suivre sortirait décidément du cadre d'un simple appen­dice. En retraçant cette seconde phase des guerres d'Italie, il se borne à résumer, il ne renvoie plus aux sources; et il y aurait assurément pour cette période, autant que pour les précédentes, à puiser dans les docu­ments inédits nouvellement publiés : les belles études de M. Mignet sur le connétable de Bourbon en sont la preuve1. L'œuvre de M. de Cher­rier est surtout l'expédition de Charles VIII, et, à cet égard, son livre a pris rang parmi ceux que, pour bien connaître cette période, on ne pourra plus se dispenser de consulter.
1 Voy. la Revue des deux mondes, 15 février, 1er et 15 mars 1860.
Imprimerie impériale. — Janvier 1870.